« L’invasion de l’Ukraine par la Russie complique les choses pour Xi Jinping » – Jean-Pierre Cabestan

Source: Financial Times

Dans la foulée de ma recension de son dernier livre, le sinologue réputé Jean-Pierre Cabestan, qui est professeur de sciences politiques à la Hong Kong Baptist University, a généreusement accepté de m’accorder une entrevue. Étant donné sa longueur, j’ai décidé de la publier en deux parties.

Puisqu’il y est question de la Chine et de l’impact de la guerre en Ukraine sur les relations entre Pékin et Washington, ses observations mettent en lumière une dynamique incontournable dans les relations internationales.

Voici le contenu de notre échange.

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Professeur Cabestan, dans votre excellent livre Demain la Chine : guerre ou paix?, vous évoquez souvent la notion de « passion et de poudre ». Nous en observons actuellement une manifestation ailleurs sur le globe, en Ukraine. Quelle est votre lecture de l’attitude de la Chine dans la guerre initiée par Moscou en Ukraine? Pensez-vous que l’attitude du Kremlin vient brouiller les cartes pour Xi Jinping?

L’invasion de l’Ukraine par la Russie complique les choses pour Xi Jinping, et pas seulement à propos de Taiwan. Elle montre que le passage du seuil de la guerre a de multiples conséquences, souvent incalculables, et peut déclencher une escalade, voire une nucléarisation du conflit, également difficilement prévisible et contrôlable.

L’échec du Blitzkrieg de Poutine, l’ampleur des sanctions occidentales, la mobilisation des médias et des opinions publiques européens et nord-américains, les multiples mouvements de solidarité en faveur de l’Ukraine, de sa population et de ses réfugiés, tout ceci augure mal d’une éventuelle opération militaire contre Taiwan.

Le professeur Jean-Pierre Cabestan (source: RTS)

Par-delà Taiwan, la Chine observe avec attention l’isolement international de la Russie, son affaiblissement militaire, politique et économique, la totale disparition de son soft power, ainsi que la fragilisation du pouvoir de Poutine, et s’en inquiète à juste titre. Sans parler de la situation dramatique de l’économie et de la société russes, sous le coup des sanctions. Je pense que Xi et le PC chinois vont tirer de nombreuses leçons de cette guerre. Cela ne veut pas dire qu’ils vont renoncer à l’usage de la force contre Taiwan. Mais ils vont faire très attention, réfléchir à deux fois, voire trois fois, avant d’y recourir.

J’imagine mal les Américains ne pas aider les Taiwanais à résister en cas d’attaque de l’Armée populaire de libération (APL).

À l’instar des Russes et des Ukrainiens qui partagent beaucoup d’affinités et des liens étroits, il en est de même entre les Chinois et les Taiwanais. Si d’aventure l’Armée populaire de libération (APL) débarquait à Taiwan, est-ce que la population résisterait avec une détermination similaire à celle affichée actuellement par les Ukrainiens?

Difficile à dire. Deux grandes différences géostratégiques sont à prendre en considération : Taiwan est une île ; et sa défense ne dépend pas seulement des Taiwanais mais aussi des Américains et dans une moindre mesure des Japonais et désormais des Australiens (et même des Britanniques, si le pacte AUKUS est respecté). D’abord l’insularité : tout débarquement sur l’île pose des problèmes redoutables en dépit de la supériorité évidente de l’Armée populaire de libération (APL) sur les forces armées taiwanaises. Un blocus de l’île est moins risqué et peut déboucher sur des résultats favorables pour Pékin, s’il peut être maintenu et donc réussit. Même chose pour une opération de décapitation politique et militaire de l’île à coup de missiles conventionnels quoique l’on peut douter de son issue, qui peut tout à fait être une mobilisation encore plus grande des Taiwanais.

Les risques d’implication des États-Unis et donc de nucléarisation du conflit doivent aussi être pris en considération par Pékin. Grande différence avec l’Ukraine qui ne fait pas partie de l’OTAN et avec laquelle les Occidentaux n’ont aucun accord de sécurité. En dépit de l’ambiguïté du Taiwan Relations Act, j’imagine mal les Américains ne pas aider les Taiwanais à résister en cas d’attaque de l’APL, et donc un engagement militaire américain, avec un soutien logistique des Japonais. C’est la crédibilité des États-Unis dans le Pacifique occidental, et même en Indo-Pacifique qui sera en jeu. Ce n’est pas rien.

Cela ne signifie pas que l’APL ne tentera pas un débarquement et la mise en place d’une tête de pont, associée à un blocus et une tentative de décapitation. Dans un tel scénario, les Taiwanais n’auront d’autres choix que de résister ou de tenter de résister : en effet, ils seront le dos au mur. Contrairement aux Ukrainiens, ils ne pourront pas se réfugier dans les pays voisins aussi facilement, surtout en cas de blocus imposé simultanément. Et s’efforceront de tenir en espérant que les Américains viendront rapidement, en une ou deux semaines, à leur secours.

Mais toute crise de ce genre est grosse de divisions politiques, surtout à Taiwan, où une partie substantielle de la société se sent proche de la Chine et n’est pas vraiment désireuse de combattre : je pense à certains éléments du camp bleu et du KMT, mais pas tous. Si la guerre est une guerre non provoquée entre la Chine populaire (RPC) autoritaire, et la République de Chine à Taiwan (ROC) démocratique, il y aura union nationale autour de la ROC, de sa survie, et de la préservation de ses institutions et de son mode de vie. Si la guerre est déclenchée à la suite d’une déclaration d’indépendance, c’est une autre affaire ; mais un tel scénario me semble très improbable pour deux raisons : il n’y a pas consensus sur cette question à Taiwan : le maintien du statu quo l’a toujours emporté; les États-Unis y sont opposés et feront tout pour empêcher une telle déclaration.

Donc j‘incline à penser qu’en cas d’attaque de l’APL, la plupart des Taiwanais résisteront si les gouvernements actuel et futur font plus pour les aider à se préparer : restauration d’un service militaire long et meilleure préparation des forces de réserve en particulier.

La bonne entente entre Poutine est Xi n’est sans doute que superficielle : juste assez forte pour les photos.

On parle souvent des similitudes entre Vladimir Poutine et Xi Jinping et de leur bonne entente. Mais quels sont les points qui les différentient selon vous?

La bonne entente entre Poutine est Xi n’est sans doute que superficielle : juste assez forte pour les photos. Il y a aussi des convergences objectives entre les deux hommes : l’accumulation des pouvoirs personnels, le côté autoritaire du régime, la verticalité du pouvoir, l’obsession de la sécurité et les pouvoirs énormes des services de sécurité, l’instrumentalisation à outrance du nationalisme et un certain culte de la personnalité. Mais il y a aussi des différences. Xi sait pertinemment que la Chine est dix fois plus puissante économiquement que la Russie, qu’elle a besoin de maintenir sa croissance et un environnement stable si elle veut supplanter les États-Unis.

En d’autres termes, ce n’est pas le moment de se lancer dans une aventure autour de Taiwan qui pourrait déclencher un conflit avec Washington. En outre, Xi est à la tête d’un parti de 95 millions de membres, une énorme machine léniniste qui le sert, le renforce, mais aussi, contrairement à ce qu’on pense souvent, le contraint, le bride. Il y a une fronde contre Xi au sein du PCC, le renforcement de ses pouvoirs personnels et la perpétuation de son pouvoir.

Il y a aussi une opposition au virage quasi-totalitaire du régime politique ; la pression pour relancer les réformes et lâcher la bride sur le secteur privé augmente également; donc les priorités de Poutine et de Xi sont en partie différentes. Xi va continuer d’utiliser les zones grises pour pousser les intérêts de la Chine dans le détroit de Taiwan et en mers de Chine méridionale et orientale. Mais passer le seuil de la guerre lui semble trop risqué dans un avenir prévisible, dans les cinq prochaines années en tout cas.

Xi est en meilleure position que Poutine, en outre, pour utiliser toute une palette d’instruments destinés à asseoir le pouvoir et l’influence de son pays.

Vladimir Poutine est issu du filon des siloviki, un terreau nettement favorable à une confrontation armée. Il ne me semble pas que Xi Jinping partage cette caractéristique. Le classeriez-vous parmi les « va-t-en-guerre »? Est-il constructiviste ou réaliste?

Xi est un réaliste mais il reste un adepte de Sun Zi : gagner sans combattre, c’est la plus belle des victoires. Sa stratégie des zones grises lui a permis d’engranger des résultats en mer de Chine méridionale (poldérisation et militarisation des îlots contrôlés par Pékin dans les Spratleys), et même en mer de Chine orientale où le Japon peine à contrôler les eaux autour des Senkaku, ces îles administrées par Tokyo depuis 1895 mais revendiquées par Pékin et Taipei depuis le début des années 1970. Xi est en meilleure position que Poutine, en outre, pour utiliser toute une palette d’instruments destinés à asseoir le pouvoir et l’influence de son pays : le commerce, les investissements, les prêts, les nouvelles routes de la soie depuis 2013, le réseau diplomatique, les instituts Confucius, etc. et aussi évidemment la montée en puissance de sa marine et de son aviation, et plus généralement des moyens de projection de l’APL.

Comme Poutine pour la Russie, Xi veut que la Chine soit prospère, stable et puissante, avec l’objectif de devenir la première puissance du monde. Mais contrairement à Poutine, il en a les moyens.

Des forêts entières ont été mobilisées pour détailler et analyser la personnalité et les intérêts de Vladimir Poutine. Pourriez-vous nous en dire davantage sur les intérêts, les modèles et la personnalité de Xi Jinping?

On ne sait pas grand-chose de Xi. Et les avis y compris chinois sur lui sont assez contradictoires. Tout le monde met en avant son enfance, et les traumatismes qui l’ont accompagnée, du fait de la disgrâce de son père, Xi Zhongxun, en 1962, de son envoi dans une campagne très pauvre après le déclenchement de la Révolution culturelle en 1966. C’est important, mais est-ce fondamental? Comme Poutine pour la Russie, Xi veut que la Chine soit prospère, stable et puissante, avec l’objectif de devenir la première puissance du monde. Mais contrairement à Poutine, il en a les moyens.

Xi est très critiqué dans les milieux intellectuels car il n’est pas cultivé; il a un faux doctorat (en marxisme-léninisme!) et on pense que son niveau d’éducation ne dépasse pas l’école primaire. Mais cela ne l’a pas empêché d’être un bon tacticien, d’accumuler un pouvoir énorme et de neutraliser tous ses rivaux ou ennemis potentiels. En ce sens, il a mieux réussi que Hu Jintao ou même Jiang Zemin. Mais je pense que le culte de la personnalité qui a été construit autour de lui comme sa « pensée » sont d’une grande vacuité et mettent au jour un Xi pas aussi charismatique qu’on le prétend trop souvent. L’histoire jugera, mais je pense qu’elle le jugera mal.

Tout en exprimant ma sincère gratitude au professeur Cabestan pour sa disponibilité, je vous donne rendez-vous dans quelques jours pour la publication de la deuxième partie de cette entrevue des plus éclairantes dans le contexte géopolitique actuel.

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Le dernier livre du professeur Cabestan, Demain la Chine : guerre ou paix?, a été publié en 2021 chez Gallimard.

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