« La politique de toutes les puissances est dans leur géographie », affirmait Napoléon. Si elle s’était limitée à son insularité, la Grande-Bretagne ne se serait pas vu offrir la possibilité de trôner sur un Empire au-dessus duquel le soleil ne se couchait jamais.
« La couronne d’Angleterre se lance dans une série de guerres visant avant tout à assurer l’expansion de son influence mondiale, poussant à des expéditions d’ordre stratégique, qui débouchent sur la prise de contrôle de positions clés », écrit Benoît Rondeau dans L’Empire britannique en guerre – 1857-1947 (Perrin). « Pendant tout le règne de Victoria (1837‑1901), il ne s’est pas écoulé une année sans que les forces armées britanniques ne soient impliquées d’une façon ou d’une autre dans des opérations quelque part sur le globe. » Tout au long de la période couverte par l’auteur, Londres est un acteur géopolitique de premier plan. Son Empire lui offre les moyens de le demeurer. Il faut bien en esquisser les contours et défendre ses prérogatives. Et à tout Empire, le glaive est indispensable.
En 1857, la reine Victoria est sur le trône depuis deux décennies. La geste militaire bat son plein aux quatre coins du globe. Sous les climats les plus inhospitaliers, au rythme de marches épuisantes et face à des ennemis qui vendent cher leur peau, les troupiers de Sa Majesté font flotter le Union Jack et préservent les intérêts stratégiques de Londres. Tout au long du récit, on peut mesurer l’impressionnante capacité d’adaptation des troupes de l’Empire. À cet égard, l’un des épisodes les plus impressionnants est évoqué à propos de la performance du général Slim (il sera élevé au grade de Field Marshal en 1949) – l’un des plus chevronnés de la Seconde Guerre mondiale selon l’historien – sous le feu dans la jungle birmane face aux impitoyables japonais.
Mais revenons à la période victorienne. L’un de ses pugilistes les plus affirmés de cet âge impérial est nul autre que le jeune Winston Churchill, qui apparaît dès le deuxième chapitre du livre. Les puristes rétorqueront peut-être que l’aventurier rouquin s’engage d’abord comme correspondant de guerre, mais son amour de la poudre ne trompe personne. C’est en chantre de l’Empire que le futur premier ministre sillonne le globe, de Cuba aux Indes, en passant par l’Afrique du Sud. Le sabre dans une main, la plume dans l’autre. Churchill n’est naturellement pas le seul personnage convoqué par Benoit Rondeau pour étayer son brillant exposé d’une armée légendaire, mais il demeure probablement le représentant le plus emblématique d’un âge qui culminera avec sa propre confrontation avec le péril nazi quelques décennies plus tard.
L’auteur, qui signait il y a quelques années un ouvrage remarqué sur Le soldat britannique durant la Seconde Guerre mondiale – que j’ai recensé sur ce blogue – permet de mesurer l’apport inestimable et varié de différents peuples à la tradition militaire britannique et même au-delà. C’est ainsi que l’on apprend que le mot « khaki » signifie « poussiéreux » en hindoustani. Cette couleur est d’ailleurs appelée à remplacer le rouge arboré sur les tuniques des défenseurs de la Couronne. Quant au régiment des Irish Guards, celui-ci a été formé à la suite de la performance des combattants originaires de l’île verte pendant la guerre des Boers. La reine Victoria lève du même souffle l’interdiction pour les membres de ce régiment de porter le trèfle le jour de la Saint-Patrick. Un grand moment du calendrier qui est célébré depuis 2023 en présence de leur colonel honoraire, la princesse de Galles, qui ne boude pas son plaisir à siroter une Guinness avec eux. Mais je digresse.
Sans conteste, mon chapitre favori est celui consacré au premier conflit mondial, probablement parce que l’auteur y fait référence à la bataille de la crête de Vimy, haut fait d’armes des Canadiens que l’on souligne chaque année le 9 avril. Mais aussi parce que c’est durant ce conflit qu’une invention moussée par Winston Churchill, encore lui, avance pour la toute première fois sur le champ de bataille – en réponse à « l’impasse de la guerre des tranchées ». Ce sont les versions successives de fameux « Mark ». Le tank prend désormais place dans le lexique guerrier.
Dans le chapitre qu’il consacre ensuite à la Seconde Guerre mondiale, Benoit Rondeau offre quelques excellentes pages à « la campagne d’Italie, l’une des plus méconnues » de ce conflit. À juste titre, il considère que ses « incidences stratégiques sont trop souvent négligées » et accorde aux formations des dominions et colonies le mérite qui leur revient dans ce combat livré sur un théâtre ardu, face à un ennemi qui n’a pas l’intention de céder un pouce. À elle seule, la vue à couper le souffle du promontoire de Monte Cassino à partir du village qui porte le même nom permet de mesurer le gigantesque niveau des difficultés rencontrées par les soldats polonais, canadiens, indiens, sud-africains et néo-zélandais peinant à gravir et nettoyer cette position et ainsi franchir la ligne Gustav. Quatre offensives seront nécessaires pour en venir à bout. En sacrifiant 73 000 hommes (décédés, blessés ou disparus) au combat, les forces britanniques et du Commonwealth consentent un lourd tribut pour remporter la campagne d’Italie. Ne serait-ce que pour cette raison, ce théâtre mérite beaucoup plus d’attention qu’il n’en reçoit.
Benoît Rondeau se désole toutefois que la contribution des successeurs des tuniques rouges aux victoires alliées de 1918 et 1945 soit sous-estimée, voire carrément gommée. Il ne sera pas contredit. Comme les vagues retournant à la mer, la fin de l’Empire britannique n’a laissé sur les plages de l’histoire que l’écume d’un souvenir épisodique et ingrat. Fort de sa connaissance encyclopédique et d’une plume que l’on pourrait facilement imaginer reconnaissante, l’auteur peut et doit être remercié d’avoir invité les héritiers de Marlborough dans l’agora francophone. Nemo me impune lacessit.
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Benoit Rondeau, L’Empire britannique en guerre – 1857-1947, Paris, Éditions Perrin, 2024, 400 pages.
