
Nous célébrerons dans quelques heures le 72e anniversaire de l’indépendance de l’État d’Israël, une célébration connue sous le nom de Yom Ha’atzmaut.
C’est donc un réel privilège pour moi de publier ici les réponses aux questions que j’ai adressées à l’historien et journaliste Éric Branca, lesquelles portaient principalement sur la relation – amicale, me permettrez-vous de le souligner – entre Charles de Gaulle et David Ben Gourion, premier Premier ministre d’Israël.
Je rappelle ici que M. Branca est l’auteur d’un livre passionnant, De Gaulle et les grands (publié par les Éditions Perrin) qui contient notamment un chapitre portant sur la relation fascinante entre les deux hommes d’État. Un livre à lire, absolument!
Voici le contenu de notre échange.
De Gaulle reconnaissait le génie politique de David Ben Gourion et appréciait Shimon Peres.
Après avoir lu De Gaulle et les grands, une conception qui m’habitait a été battue en brèche, celle suivant laquelle le Général était un politicien conservateur (je pense principalement à votre chapitre sur sa relation avec Jean XXIII). Selon vous, où se situerait-il aujourd’hui sur l’échiquier?
De Gaulle n’était, par nature, ni conservateur ni progressiste, ou si vous préférez, il était les deux à la fois, ce qui revient au même. Comme président de tous les Français, il tenait pour son devoir d’emprunter ce qu’il y avait de meilleur dans les deux traditions politiques pour assurer le Salut public. Nul n’a mieux résumé sa propre position sur le sujet que lui-même, lors de son entretien télévisé du 15 décembre 1965 avec Michel Droit : « La France, c’est tout à la fois. Ce n’est pas la gauche, la France! Ce n’est pas la droite, la France! Naturellement, les Français, comme de tout temps, ressentent en eux des courants. Il y a l’éternel courant du mouvement qui va aux réformes, qui va aux changements, qui est naturellement nécessaire, et puis, il y a aussi un courant de l’ordre, de la règle, de la tradition, qui, lui aussi, est nécessaire. C’est avec tout cela qu’on fait la France. Prétendre faire la France avec une fraction, c’est une erreur grave, et prétendre représenter la France au nom d’une fraction, c’est une erreur nationale impardonnable. »
Je m’intéresse beaucoup à l’histoire politique d’Israël. Et votre chapitre sur la relation de de Gaulle avec Ben Gourion fut un véritable délice. Vous évoquez, à la page 280, que le Général reconnaissait le génie politique et militaire du premier ministre israélien. Puisque je comprends que vous ne pouviez tout écrire dans votre livre (faute d’espace), accepteriez-vous de nous en dire plus à ce sujet?
Le génie politique de Ben Gourion s’est notamment manifesté dans l’affaire de l’Exodus, laquelle a plus fait pour la cause israélienne que tous les attentats de l’Irgoun.
Ce qui a convaincu de Gaulle du génie politique de Ben Gourion, c’est la manière dont il a mené sa barque à l’égard des Britanniques en se rangeant loyalement à leur côté contre les nazis jusqu’à la capitulation du Reich puis, au lieu de combattre ouvertement la Grande-Bretagne quand celle-ci cherchait à se maintenir de force en Palestine, en prenant le monde à témoin de l’injustice que l’Angleterre faisait subir au peuple juif en empêchant l’installation en Palestine des victimes de la Shoah. L’affaire de l’Exodus a plus fait pour la cause israélienne que tous les attentats de l’Irgoun. Pour de Gaulle, cette stratégie était la marque d’un grand politique, l’équivalent de ce que lui-même avait fait quand, après le débarquement américain en Afrique du Nord, il avait pris l’opinion à témoin de l’injustice que Roosevelt faisait subir à la France en préférant pactiser, à Alger, avec les représentants de Vichy plutôt qu’avec les Résistants de la première heure… De Gaulle, comme Ben Gourion, étaient passés maîtres dans l’art de la stratégie asymétrique, autrement dit, de la dissuasion du faible au fort.
À juste titre, Ben Gourion prévoyait que le refus du plan de partage de 1947 par les Arabes serait la cause de beaucoup de conflits ultérieurs.
Le Général avait également jugé à sa juste valeur le réalisme de Ben Gourion qui, en 1948, avait accepté le plan de l’Onu de partager la Palestine entre juifs et Arabes… Et sévèrement jugé le rejet de ce plan par ces derniers, qui privaient, ipso facto, les Palestiniens de frontières internationalement reconnues et garanties, à l’égal des frontières israéliennes. Il prévoyait, à juste titre, que ce refus serait la cause de beaucoup de conflits ultérieurs. Remarquez bien aussi qu’il ne mettait pas en cause les Palestiniens eux-mêmes, auxquels on n’avait guère demandé leur avis, mais bien les États arabes de la région qui, en refusant l’existence de l’État d’Israël, faisait preuve d’un maximalisme qui mettait en cause la sécurité même desdits Palestiniens. Accepter la création d’Israël était, pour lui, la garantie même de l’existence d’un État palestinien.
Au Moyen-Orient comme ailleurs, de Gaulle a toujours considéré l’équilibre comme la principale vertu pour maintenir la paix.
Une autre idée reçue qui a été mise à mal en lisant votre livre est justement relative à la relation entre de Gaulle et Israël. Je n’avais pour seule impression que celle de son propos (incendiaire) sur « le peuple dominateur », mais je perçois que sa position n’était pas aussi tranchée. À part Ben Gourion, qu’il considérait comme son ami, avait-il noué des relations avec d’autres grandes figures du pays?
N’oubliez pas l’entièreté de la phrase : « peuple d’élite, sûr de lui et dominateur ». Si de Gaulle avait une grande admiration pour le peuple israélien et sa combativité, il le mettait en garde contre la tentation de tout État, juif ou non, ce n’est pas la question, d’user et d’abuser de sa force. « N’exagérez pas! » a toujours été son maître mot quand il rencontrait des dirigeants israéliens. Ce n’est pas parce que les Arabes ont eu tort de ne pas saisir la main tendue de 1948 qu’il fallait en profiter pour les écraser. Car alors, on entre dans le cycle mortel « occupation, répression, expulsion » qu’il décrit dans sa fameuse conférence de presse de 1967. Et on crée, en retour, les conditions d’un terrorisme non moins injuste. Au Moyen-Orient comme ailleurs, de Gaulle a toujours considéré l’équilibre comme la principale vertu pour maintenir la paix. C’est pourquoi il a toujours dit que la France serait toujours du côté de l’État d’Israël si son existence devait être mise en cause, mais qu’il ne le soutiendrait pas s’il lui arrivait de s’en prendre à ses voisins, même « préventivement ». Il ne vous aura pas échappé, d’ailleurs, que ceux qui attaquent font toujours usage du concept de « prévention »… Les Arabes en 1957 ou 1973; les Israéliens en 1967. De Gaulle n’était pas dupe de ce petit jeu sémantique.
Quant à votre question sur les personnalités sionistes que de Gaulle appréciait, j’en vois au moins deux : le grand écrivain Albert Cohen qui, comme directeur de l’Agence juive, avait puissamment aidé la France Libre à ses débuts ; et Shimon Peres, qui deviendra premier ministre puis président de l’État d’Israël, et qu’il avait connu quand celui-ci était le bras droit de Ben Gourion au parti travailliste.
La pensée sociale de de Gaulle fit en sorte qu’il s’intéressait aux Kibboutz et aux réalisations sociales du sionisme « travailliste » dont il admirait les réalisations.
Vous exposez fort bien que de Gaulle se situait dans le camp du progressisme, ce qui constitue une passerelle avec le peuple juif, lequel est très attaché à des valeurs que l’on pourrait qualifier « de gauche ». En raison du fait que c’est l’un des sujets à propos duquel votre livre suscite la plus grande curiosité en moi, accepteriez-vous de nous en dire plus sur la pensée sociale du célèbre personnage?
Attention à ne pas faire du général un « progressiste » au sens actuel du terme. De Gaulle était un apôtre du progrès social – au sens de la lutte contre les inégalités – il n’était pas pour le « progressisme » au sens qu’a pris ce mot depuis longtemps en Amérique du Nord, ou dans la France d’Emmanuel Macron, qui consiste à considérer que toutes les revendications issues de la société sont acceptables, fussent-elles les plus minoritaires. Pour de Gaulle, l’État a pour vocation d’incarner l’intérêt général, le bien commun. Cela signifie qu’il n’est pas dans sa nature de se mettre à la remorque des pulsions individualistes qui peuvent se faire jour à tel ou tel moment, à la faveur de telle ou telle atmosphère. Sa pensée sociale, rappelons-le encore et toujours, puisait ses racines à la fois dans la doctrine sociale de l’Église (Ozanam, Lamennais, La Tour du Pin) et dans la tradition du socialisme français non marxiste, celui de Proudhon, en particulier. L’idée de « l’association capital-travail », qui a donné naissance à la « participation » est directement issue de ces deux courants, complémentaires dans son esprit. D’où son intérêt pour les Kibboutz et les réalisations sociales du sionisme « travailliste » dont il admirait les réalisations, comme il l’a écrit en 1940 à Albert Cohen.
Merci de citer la source si vous utilisez ce texte.
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Éric Branca, De Gaulle et les grands : Churchill, Hitler, Roosevelt, Staline, Tito, Adenauer, Jean XXIII, Houphouët-Boigny, Kennedy, Ben Gourion, Nasser, Nixon, Franco, Mao…, Paris, Perrin, 2020, 432 pages.