La guerre sainte de Poutine

« Il faut se rendre à l’évidence que cette guerre ne répond pas aux équations habituelles des relations internationales », d’analyser Sébastien Boussois et Noé Morin dans leur récent livre La guerre sainte de Poutine (Passés / Composés). « Il faut plonger dans les ressorts intellectuels et spirituels du poutinisme pour comprendre comment la guerre en Ukraine et le basculement de la Russie furent rendus possibles. » Même si la religion ne fait plus partie de la matrice géopolitique de l’Occident déchristianisé, cette lecture apporte de l’eau au moulin de cette guerre qui sévit depuis le 24 février 2022.

Depuis l’entrée en scène de Vladimir Poutine, l’orthodoxie russe a retrouvé ses lettres de noblesse et le patriarche Kirill joue un rôle de premier plan dans la vie nationale et au-delà. On souligne au passage que les Russes sont majoritairement croyants (80%). Les hommes d’Église, nous disent les auteurs, sont le lien entre Vladimir Poutine et le peuple. Pas étonnant que l’odeur de l’encens ait entouré son ascension à la tête du pays.

Les Russes sont plus attachés à la religion que les Occidentaux et nous avons trop tendance à gommer cette réalité. À l’occasion d’une visite à Moscou, j’avais été frappé par l’achalandage à la cathédrale du Christ-Sauveur, laquelle fut rasée par Staline en 1931 et dont la reconstruction a été décrétée par le président Boris Eltsine en 1994.

La donne religieuse est donc un élément essentiel dans la guerre qui sévit depuis 484 jours. Celle-ci se déroule notamment sous fond de tensions entre le patriarcat de Moscou et l’Église d’Ukraine, dont l’indépendance a été reconnue par un patriarcat de Constantinople que l’on dit de mèche avec les États-Unis et l’OTAN. Il n’en fallait guère plus pour susciter le courroux d’une Russie qui se perçoit comme étant le moteur de l’unité slave et orthodoxe. Dit autrement, Moscou n’entend pas se laisser damer le pion dans sa mission qui consiste en « la réconciliation des chrétiens dans le giron de l’orthodoxie et la transfiguration du monde. »

C’est beaucoup à assimiler pour un esprit occidental éloigné des bénitiers, mais elle fait partie de la grammaire du Kremlin. Celui qui a contribué à conjuguer les actions de cette « idéologie slavophile-conservatrice » est un chrétien orthodoxe converti et proche de l’Église qui a mis son intelligence au service de Vladimir Poutine pendant plusieurs années. Figure centrale du roman à succès Le mage du Kremlin et « jeune loup charismatique aux traits d’éternel adolescent », Vladislav Sourkov est un adepte du Grand Jeu entre les puissances mondiales et est d’avis que son pays ne doit pas renoncer à son destin mondial, sa vocation universelle.

S’il faut passer par les armes, qu’il en soit ainsi. Sébastien Boussois et Noé Morin soulignent à cet égard que « la mort et la destruction n’effraient pas les Russes pourvu qu’elles soient dirigées vers la transfiguration du monde ou, dans l’époque sécularisée où nous vivons, vers la transfiguration des rapports géopolitiques mondiaux. » Ceux et celles qui en douteraient n’ont qu’à se rappeler que les peuples formant l’URSS ont sacrifié 27 millions des leurs pendant la Seconde Guerre mondiale pour vaincre la menace brune.

La guerre en Ukraine ne serait donc que l’aboutissement de la volonté du Kremlin d’être le héraut d’une orthodoxie unifiée et décomplexée de vouloir être aux premières loges pour accomplir son destin.

J’imagine déjà plusieurs sourcils froncer en lisant ces lignes, conspuant toute trame politico-religieuse vouée selon plusieurs aux oubliettes de l’histoire. Rappelons-leur amicalement que les États-Unis ne se sont jamais vraiment éloignés du halo de messianisme entourant leur cité au sommet d’une colline (a city upon a hill)dans leurs rapports avec le monde.

Un autre aspect qui a retenu mon attention dans ce livre pénétrant et novateur est la présence du judaïsme dans l’analyse des auteurs. J’ai déjà publié ici une entrevue à propos de la relation entre Vladimir Poutine et Israël. Deux observations des auteurs doivent retenir notre attention.

La jeunesse, c’est bien connu, est une période cruciale pour comprendre la vie de tout adulte. « Du temps où Poutine vivait avec ses parents à Saint-Pétersbourg, il aurait reçu beaucoup d’attention et d’affection d’un vieux couple de [Juifs] Loubavitch. Les parents de Poutine vivant modestement, ils auraient bénéficié du soutien financier de leurs voisins. »

Plus près de nous, Sébastien Boussois et Noé Morin analysent qu’aucun dirigeant mondial ne compte autant de Juifs orthodoxes dans son entourage que le président russe, pas même le chef du gouvernement israélien. Ce qui contribue vraisemblablement à la position de Jérusalem dans le dossier ukrainien, les auteurs soulignant qu’« un Israélien sur cinq est d’origine russe ».

Voilà qui est du bon grain à moudre pour ceux qui sont pressés d’évacuer le facteur religieux des relations internationales.

La guerre sainte de Poutine est un livre qui se lit d’une traite et c’est une lecture essentielle pour quiconque s’intéresse aux raisons qui ont amené le Kremlin à faire tonner les canons.

________

Sébastien Boussois et Noé Morin, La guerre sainte de Poutine, Paris, Passés / Composés, 2023, 144 pages.

Je tiens à remercier Pénélope Jolicoeur de Prologue et Amandine Dumas de Passés / Composés pour leur collaboration inestimable et très appréciée.

Leave a comment

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.