Je sais, le titre de ce billet relève du pléonasme, puisqu’un mercenaire est par définition un traître. Marat Gabidullin nous a quand même prévenu. Dans son plus récent ouvrage, Ma vérité (Michel Lafon), il livre un témoignage frappant de vérité à propos de la nature d’Evgueni Prigojine – lequel a lancé il y a quelques heures une insurrection armée contre le président Vladimir Poutine.
Dès les premières pages, il aborde la course nationaliste dans laquelle son ancien patron est engagé, de même que ses ambitions politiques et de l’armée dont il dispose, une force « capable de déstabiliser tout le pays », des mots qui s’avèrent prophétiques. Depuis qu’il a quitté le groupe mercenaire, l’auteur affirme avoir compris « […] qu’il n’était guidé que par ses intérêts financiers, ses ambitions et sa soif de pouvoir. » Et tant pis si cela signifie qu’il doive poignarder celui sans qui il serait demeuré un intriguant insignifiant. C’est la loi de la jungle.
Son témoignage s’appuie sur son expérience au combat pour la société militaire privée en Tchétchénie, en Libye et en Syrie – pays dans lequel ses camarades et lui « sont allés au casse-pipe, sacrifiés pour sauver la crédibilité du commandement de l’armée russe » et la fréquentation du tonitruant homme d’affaires – il a subi une intervention chirurgicale aux frais d’Evgueni Prigojine. Selon lui, la hiérarchie du groupe Wagner – nommé ainsi en l’honneur du compositeur de prédilection d’Adolf Hitler – repose sur « […] des hommes obéissants et loyaux plutôt que sains d’esprit et expérimentés. » Des gladiateurs contemporains qui prennent les armes parce qu’ils sont payés. C’est la nature même d’un mercenaire et cela soulève la question à savoir qui règle la note de l’insurrection actuelle.
Ce témoignage a été publié en février dernier, il y a quatre mois donc. Déjà, l’auteur déjà l’alerte. Il s’inquiétait de voir les membres de la société militaire privée pointer leurs armes contre la population russe, si l’ordre leur en était donné. Cela n’aurait rien d’étonnant, notamment en raison du fait que leur patron n’a aucune considération pour la dignité humaine. Dit autrement, ses hommes sont de la chair à canon et leurs ennemis sur le terrain ne valent pas mieux à ses yeux.
Il y a quelques semaines, Andrei Soldatov et Irina Borogan publiaient un article très éclairant dans la revue Foreign Affairs intitulé « Pourquoi Putin a besoin de Wagner » (« Why Putin Needs Wagner), dans lequel ils écrivent que « pour plusieurs observateurs, un front froid sévit dans les relations entre Wagner et le Kremlin. D’autres spéculent que les jours de Prigojine seraient comptés, après s’être mis à dos pratiquement toute la hiérarchie militaire russe. » Rien n’étant impossible, l’insurrection qui se déroule présentement pourrait donc être une fuite en avant permettant au mercenaire-en-chef de jouer son va-tout. Et probablement sa tête.
Je serais étonné que Prigojine passe beaucoup de temps le nez plongé dans les livres. Il donne tout sauf l’impression d’un intellectuel. Il vit tout de même dans un pays dont la trame historique est richement garnie de complots, d’insurrections et de coups d’état. Réussira-t-il l’exploit de Catherine – bientôt la Grande – qui chassera son tsar de mari du trône en 1762 après avoir pris la tête de 14 000 soldats? Ou mordra-t-il la poussière comme Sophie qui voulut détrôner son frère Pierre en 1689? Les prochaines heures et les prochains jours nous le diront.
Une chose cependant m’apparaît certaine. Pour ambitieux qu’il soit, Prigojine a fait fortune à servir Vladimir Poutine, d’abord à sa table avant de le faire dans les opérations politiques et sur le champ de bataille. Il serait étonnant qu’il se détourne ainsi de son protecteur si un bienfaiteur plus important ne lui faisait pas les yeux doux.
À ce stade-ci, j’ai de la difficulté à endosser les scénarios selon lesquels l’insurrection s’inscrirait dans une quelconque stratégie ourdie par le Kremlin. À moins que…
Qu’à cela ne tienne, « on assiste à une évolution dangereuse », d’avertir Marat Gabidullin. « L’armée de mercenaires de Prigojine et la petite cohorte de ses alliés deviennent l’un des facteurs de déstabilisation les plus forts et une source potentielle de problèmes pouvant mener à des temps troubles, y compris, et surtout, à l’intérieur du pays. »
Vladimir Poutine n’est pas un parangon de vertu. Son éviction en réjouirait certainement plus d’un, notamment en Occident. Mais son remplacement rendu possible par un groupe clairement terroriste mené par un maître de basses œuvres n’augure rien de bien prometteur pour la Russie et les affaires mondiales. On affirme que les services de renseignement occidentaux ont été pris de court par les événements qui ont connu leur point de départ hier à Rostov-sur-le-Don. Impossible de tout prévoir. Il n’empêche que la vérité se trouve souvent sous notre nez. Dans le cas présent, elle est écrite noir sur blanc, entre les deux couvertures d’un livre incontournable aujourd’hui. Je parie que le téléphone de Marat Gabidullin doit vibrer frénétiquement depuis hier.
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Marat Gabidullin, Ma vérité, Paris, Michel Lafon, 2023, 176 pages.
Je tiens à remercier Christine Péninou de Michel Lafon Canada de m’avoir fait parvenir un exemplaire de cet ouvrage.

