Le majordome du diable

« J’étais toutefois convaincu que grâce au Führer, je pourrais marcher d’un pas assuré dans la vie et vivre sans trop de soucis le reste de mes jours, une fois quitté mon service. » Tel est l’aveu livré par Heinz Linge, qui fut le majordome d’Hitler et qui vécut dans son intimité pendant une décennie, dans ses mémoires intitulées Jusqu’à la chute (Éditions Perrin). Le destin et le sort des armes eurent cependant pour effet de contredire cette conviction. La décennie suivante de son existence se passa dans les geôles soviétiques, après sa capture à proximité du bunker de la Chancellerie où son ancien maître s’était donné la mort le 30 avril 1945.

D’entrée de jeu, j’admets ne pas être friand des mémoires. Rarement y assiste-t-on à de véritables prises de conscience, puisque l’exercice se veut généralement une tentative de justification ou de réhabilitation devant la postérité. Je ne m’attendais donc pas à un mea culpa à propos de l’Holocauste. Heinz Linge balaie à cet égard toute responsabilité. À propos de son patron, il écrit : « Tout ce qu’on lui a imputé, écrit-il, je ne l’ai appris qu’après la guerre – car le Führer ne parlait qu’en tête à tête avec lui [Heinrich Himmler, proche collaborateur du Führer et architecte de l’Holocauste] de choses que je ne lui aurais jamais attribuées, comme l’extermination massive des Juifs. » Difficile à croire, puisqu’il avoue candidement que personne d’autre qu’Eva Braun n’était plus proche du dictateur que lui.

Mais là ne repose pas l’intérêt principal de son témoignage.

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Le diable sur la montagne

ThierryLentz

J’ai eu l’inoubliable privilège de passer une partie de l’été 2014 dans la région de Salzbourg. Il était donc inconcevable que le féru d’histoire que je suis ne veuille consacrer une journée à visiter le tristement célèbre « nid d’aigle » d’Hitler, situé sur le mont Kehlstein à proximité de Berchtesgaden dans les Alpes bavaroises.

Je piaffais donc d’impatience de mettre la main sur le plus récent ouvrage de l’historien Thierry Lentz Le diable sur la montagne : Hitler au Berghof 1922-1944 (Perrin, 2017), consacré à l’occupation des lieux par le maître nazi et son entourage pendant plus de deux décennies.

Suite à cette lecture palpitante, force m’est d’admettre que je connaissais bien mal l’importance de cet endroit dans la naissance, le développement et le crépuscule du régime mortifère qui écrivit le chapitre le plus sombre de l’histoire de l’Allemagne et probablement de l’humanité. J’étais sous l’impression que le complexe montagnard du Berghof n’était qu’un centre de villégiature pour le Führer et ses caciques. Or, le directeur de la Fondation Napoléon nous rappelle que « tenter [d’établir la liste des décisions qui ont été prises à cet endroit] serait refaire une bonne partie de l’histoire du IIIe Reich. » (p. 158). C’est dire à quel point l’endroit fut un avant-poste du dernier conflit mondial.

Outre la description des travaux, événements, personnages, rituels et rivalités qui s’y sont succédés dans le décor bucolique des Alpes, le plus grand mérite de l’auteur réside dans sa capacité à nous transporter sur les lieux (il me faut ajouter que la plume de Thierry Lentz est franchement incomparable). En fermant les yeux, j’avais non seulement l’impression d’observer le fonctionnement de la « petite capitale » en temps réel, mais également de revivre ce jour de juillet où j’ai marché sur les traces du diable. La référence aux skinheads observés sur les lieux me fut également familière, puisque j’y ai vécu la même expérience.

J’espère pouvoir retourner un jour à Berchtesdagen et y passer beaucoup plus de temps, chaussé de mes bottes de marche et le livre de Thierry Lentz en main. Pourquoi céder de nouveau à cette « curiosité malsaine » (les mots sont de l’auteur)? Tout d’abord pour y explorer les vestiges que l’horaire prévu par notre guide ne m’a guère permis de découvrir (donc sortir des sentiers touristiques bien orchestrés), mais aussi pour prendre la pleine mesure de la manière par laquelle le mal peut instrumentaliser ce qu’il y a de plus beau et de plus inspirant pour meurtrir l’humanité.

S’il est une chose que je regrette à propos de ce livre, c’est de ne pas avoir pu le dévorer avant de me rendre sur le mont Kehlstein. Petit conseil aux amateurs d’histoire donc. Si vous planifiez une visite dans cette vallée et prendre l’ascenseur qui vous conduira au « nid d’aigle », profitez de l’expérience et des observations de l’un des plus grands historiens et des meilleures plumes de notre temps.

Pour l’heure, Le diable sur la montagne trouve maintenant place parmi les meilleurs qu’il m’ait été donné de lire au sujet de la Seconde Guerre mondiale.