Régis Genté est spécialiste des cercles du pouvoir en Russie et en Ukraine et il est le coauteur d’une éclairante biographie du président Volodymyr Zelensky que je viens d’ailleurs de recenser. J’apprécie particulièrement son analyse, en raison du recul qu’il prend face au caractère souvent superficiel de l’actualité. Son propos repose sur une lecture renseignée de la situation. Il a aimablement accepté de répondre à mes questions pour cette entrevue dont l’objectif est largement de souligner le 31e anniversaire de l’indépendance de l’Ukraine. Voici donc le contenu de notre échange.
M. Genté, dans votre livre Zelensky : Dans la tête d’un héros, vous brossez le portrait étonnant d’un personnage impulsif, agressif et qui maîtrisait mal ses dossiers à certains moments, notamment devant les médias. Serait-il une bête de communications sans contenu ? Quel a été l’impact de la guerre dans son caractère?
Il y a un peu de cela à la base. Zelensky fait partie de cette génération d’hommes politiques pour qui la communication et l’image jouent un rôle clé. Qui croient qu’avec de la communication, de la production de messages, on peut diriger un pays. Il semble avoir été très longtemps, littéralement jusqu’à la veille de la guerre, déconnecté des réalités, de la réalité des forces qui font ce que la politique est ce qu’elle est en Ukraine.
La colonne vertébrale idéologique de Zelensky me semble très maigre.
Sa colonne vertébrale idéologique me semble très maigre. À défaut de vraie colonne vertébrale intellectuelle, il a pris le prêt-à-penser du moment: un libéralisme assez radical, en théorie du moins, une fascination pour le e-monde, le secteur IT, les nouvelles technologies, une vision très entrepreneuriale de la vie, comme beaucoup de cercles politiques en ex-URSS.
Mais je crois que la réalité de l’Ukraine l’a rattrapé, et c’est ce qu’on a essayé de montrer dans notre livre. Parce que si sa communication peut fonctionner, si lui peut avoir du pouvoir, c’est uniquement parce que son pays connaît de profondes mutations depuis trente ans, et a fortiori depuis que la Russie lui fait la guerre sur son territoire depuis 2014. Ces mutations font de l’Ukraine un régime démocratique, certes très imparfait, où le président ne peut pas se permettre de prendre des décisions fondamentales contre le peuple. C’est bien pour cela que Viktor Yanoukovitch est tombé en février 2014, après avoir décidé seul et sous la pression du Kremlin de rompre les discussions au sujet d’un accord d’association avec l’UE.
L’impact de la guerre est certainement immense sur lui. Il s’est fait élire avec une promesse naïve de trouver le moyen de faire la paix avec Poutine. Jusqu’au 23 février au soir, il ne voulait pas croire à la guerre que Poutine allait lui faire. Maintenant, il est face aux réalités de cette guerre, où l’Ukraine joue son existence même et où le vrai héros est le peuple ukrainien. Peuple dont Zelensky sait que c’est lui qui décidera des suites à donner à cette guerre, jusqu’où la mener, quelles concessions faire si des concessions doivent être faites, etc. Zelensky en ce sens est bien un « serviteur du peuple », pour reprendre le titre de la série TV où il a joué à partir de 2015 le rôle d’un quidam devenu chef de l’Etat. L’Ukraine n’est pas la Russie.
Quelle est l’importance de la religion juive dans sa vie et son parcours?
Elle semble très marginale. Il n’en parle quasi jamais. Il ne met quasi jamais en avant les racines religieuses de sa famille.
À la page 99, vous écrivez : « Volodymyr Zelensky a été le serviteur des oligarques ». Il a notamment bénéficié du carnet de chèques de Ihor Kolomoïsky lorsqu’il évoluait dans le monde de la télévision. On comprend que la situation a évolué en parcourant le livre, mais quelle est la place des oligarques ukrainiens dans l’univers de Zelensky actuellement?
Cela est une inconnue de la guerre. Les oligarques semblent étrangement absents de celle-ci, peut-être parce qu’ils se débattent pour survivre alors qu’une partie de leurs actifs est située dans les territoires conquis militairement par la Russie.
Jusque-là, l’Ukraine était sans doute la seule vraie oligarchie de l’ancien espace soviétique. Le restera-t-elle après cette guerre ? Ce n’est pas certain, tant parce que c’est le peuple ukrainien qui donne sa vie pour sauver le pays que parce que les circonstances internationales depuis 2014 ont forcé les dirigeants politiques ukrainiens à faire reculer le poids des oligarques dans le pays. Sans cela, le FMI, la Banque Mondiale ou l’UE n’auraient pas accordé à Kiev leur soutien financier et politique.
C’est ainsi que les secteurs gazier ou bancaire ont été considérablement assainis depuis huit ans. C’est ainsi que Zelensky a été forcé d’adopter des lois anti-oligarques, notamment une spéciale contre Kolomoïski.
Toujours au sujet des oligarques, j’ai été intrigué de vous lire à propos de Viktor Medvedtchouk – un proche du président Poutine – et de l’impact des accusations portées contre lui par Kiev dans la détérioration des relations entre les deux pays. Jusqu’à quel point un tel conflit personnel a-t-il pu influencer la décision de Vladimir Poutine de partir en guerre?
Oui, il y a eu cette dimension personnelle, Poutine détestant voir son ami, ou plutôt son partenaire, Medvechouk attaqués par les autorités judiciaires ukrainiennes. Mais dimension personnelle ou pas, il y aurait eu la guerre. Celle-ci a commencé au moins en 2014, voire en 2008 en Géorgie devrait-on dire. Donc il ne faut pas exagérer l’importance des facteurs personnels, ils ne font que donner une couleur particulière à la marche de l’histoire.
Au niveau des affaires militaires, il laisse largement décider les généraux et autres vétérans de la guerre de 2014. Et cela marche plutôt bien.
Zelensky nourrissait une aversion – oserais-je dire viscérale pour les affaires militaires – et il s’est transformé en chef de guerre. Quelle est votre évaluation de sa performance en tant que commandant-en-chef de l’Ukraine?
Avec Stéphane Siohan, coauteur de notre livre/portrait, nous estimons que Zelensky ne s’illustre pas à proprement parler comme un « chef de guerre » depuis le 24 février dernier. Il agit en chef d’État, qui a cette particularité de savoir particulièrement bien communiquer et qui met donc ses talents en la matière au service du pays. Pour ce qui est des affaires militaires, on a l’impression qu’il laisse largement décider les généraux et autres vétérans de la guerre de 2014. Et cela marche plutôt bien, lorsqu’on observe les performances de l’armée ukrainienne, alimentée en armement occidental.
On compare tantôt Zelensky à De Gaulle, souvent à Churchill. Un peu comme si on voulait assurer sa place dans l’histoire en l’associant avec ces deux grands personnages. Croyez-vous que ce soit prématuré ?
Oui, totalement. Nous verrons à la fin. Il n’a pas voulu croire aux informations des services américains qui l’alertaient depuis octobre 2021 que Poutine se préparait à une guerre de grande envergure. Cela a pu avoir un impact sur la préparation du pays contre cette agression. Les Ukrainiens luttent dignement et gardent leur polémique pour plus tard, s’il doit y en avoir. Mais on peut penser qu’il sera interrogé sur son incrédulité face aux alertes venues de Washington.
Vladimir Poutine a probablement beaucoup de mépris pour Zelensky et d’agacement face à quelqu’un qu’il estime devoir lui obéir.
Dans son livre L’Engrenage, l’ancien officier du KGB Sergueï Jirnov écrit que Vladimir Poutine « méprise ceux qui baissent la tête devant lui. » Volodymyr Zelensky ne l’a pas fait. Quelle est l’opinion du président russe de son vis-à-vis ukrainien selon vous ? A-t-elle évolué depuis le 24 février ?
Difficile à dire tant le discours de Poutine est déterminé par ses ambitions et projets politiques. Difficile à dire aussi tant il a été mal informé sur la situation en Ukraine, et donc du fait qu’on ne sait pas quelles informations le FSB peut bien lui mettre sur son bureau quant à son homologue ukrainien. Mais Poutine a probablement beaucoup de mépris pour Zelensky et d’agacement face à quelqu’un qu’il estime devoir lui obéir.
Il doit aussi comprendre, même s’il prend cela pour un jeu, que Zelensky n’est pas seul à décider lui. Et que ce que Poutine estime être une faiblesse de Zelensky, le fait qu’il ne décide pas seul en Ukraine, est aussi une force.
Fin mars, Zelensky répondait aux questions de journalistes russes et à la question de savoir quelles concessions territoriales il était prêt à faire à Moscou, le président ukrainien a répliqué qu’il ne décidait pas et que c’était le peuple, via un referendum dument organisé, qui devrait décider. Cela rend autrement plus ardue la tâche de Poutine.
Entre Zelensky et Poutine, le second demeure le plus solide au sens où son régime est très verrouillé.
Entre Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky, lequel est le plus solide actuellement, en termes de soutien politique et institutionnel ?
La Russie et l’Ukraine sont des systèmes politiques très différents. La première est résolument passée dans la catégorie dictature quand la seconde tend de plus en plus à devenir démocratique. Mais c’est certainement Poutine qui demeure le plus solide au sens où son régime est très verrouillé, où les cercles dirigeants autour de lui, entre la carotte (à commencer par l’intéressement financier, via la corruption notamment) et le bâton (menace d’être détruits en un claquement de doigts), semblent tantôt non-désireux tantôt pas en mesure de quitter le navire poutinien.
J’ai lu avec grand intérêt votre étude sur les Cercles dirigeants russes et j’aurais une question pour vous à ce sujet. Nulle part ne voit-on apparaître le nom de Sergueï Roldouguine dans le palmarès des 100 personnes les plus influentes en Russie et je me demandais pourquoi ?
Rodoulguine n’est qu’un porte-monnaie, il n’a aucun pouvoir politique. J’ai basé mon étude entre autres sur 2 classements, qui valent ce qu’ils valent, établis selon les opinions d’experts politiques russes. Aucun n’a eu l’idée de faire apparaître Rodoulguine dans ceux-ci.
Travaillez-vous actuellement sur un prochain livre et, le cas échéant, accepteriez-vous d’en partager le sujet avec nous?
Non, pas de projet de livre pour le moment… Les mois qui viennent vont être consacrés à continuer à suivre et raconter la guerre en Ukraine avec cet angle particulier me concernant que je vais beaucoup écrire sur ses conséquences dans le reste de l’espace soviétique. En Géorgie notamment, avec plusieurs articles de presse et un gros rapport pour un think tank, sur les tensions que le pays connaît dans ce contexte. Mais j’écrirai aussi sur les autres pays de la zone, comme le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan etc. Et puis je tâcherai d’aller en Ukraine à l’automne.
Merci infiniment pour la générosité de votre temps M. Genté. Je suis impatient de vous lire de nouveau.