Gorbatchev, l’anti-Poutine

Une mise en garde, avant toute chose. J’ai toujours été fasciné par Mikhaïl Gorbatchev, le dernier dirigeant de l’URSS. Mon sentiment envers lui a toujours été celui de l’admiration, et ce, dès son arrivée sur la scène internationale en 1985. Du haut de mes 11 ans, je m’affairais à lire tout ce qui le concernait. En 2011, j’ai eu l’insigne honneur de le rencontrer lors de son passage à la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. De ses yeux jaillissait une flamme alimentée par la rencontre de l’autre.

Mikhaïl Gorbatchev était un homme profondément humain. C’est d’ailleurs l’un des principaux traits qui ressortent des Dernières conversations avec Gorbatchev (Robert Laffont), un livre découlant des entretiens réalisés sur une période de vingt-cinq ans par Darius Rochebin, journaliste chez LCI, avec le dernier dirigeant soviétique.

À 6 ans, les hommes de Staline viennent arrêter son grand-père maternel, Panteleï, devant ses yeux. Un souvenir qui restera gravé au cœur du garçon. Nous n’avons jamais que le pays de notre enfance, disait François Mitterrand si ma mémoire est fidèle. Même s’il devient « fin calculateur et rompu aux intrigues » du Parti communiste, le caractère de Gorbatchev a été coulé dans un moule bien différent. Il est « imperméable au frisson autoritaire ». À tel point que lorsqu’il arrive au pouvoir après le décès de Konstantin Tchernenko, il « […] rompt la série [des dirigeants qui ne rechignent pas à utiliser l’approche musclée pour asseoir leur pouvoir]. Pour la première fois, l’URSS a un chef profondément civil. Par expérience et par inclination naturelle, il répugne à l’usage de la force. » D’un couvert à l’autre, on fait la connaissance d’un homme qui ne veut pas faire couler le sang et qui ne sait pas garder rancune. Assez étrange chez un politicien, mais passons.

Abhorrant la violence, il en découlait logiquement que Gorbatchev détestait aussi la guerre, ce qui n’eut pas l’heur de plaire à l’appareil militaire soviétique dont le poids dans l’État soviétique était démesuré. Les militaires croiront pouvoir reprendre le dessus à la faveur du putsch de 1991, mais « la vie punit toujours ceux qui sont en retard ».

À part son grand-père, l’homme qui l’a le plus marqué fut son père. Ne donnant pas dans le machisme soviétique ou russe, celui-ci « n’avait pas de mal à admirer une femme, ce qui semble poser un problème à certains hommes. » Là aussi, Gorbatchev fait bande à part. Traditionnellement, les épouses des locataires du Kremlin savaient se faire discrètes ou absentes. Ce ne fut pas le cas de Raïssa Gorbatcheva. Pour tout dire, l’homme d’État « […] s’enorgueillit d’avoir près de lui cette femme brillante, qui souvent le contredit, même devant témoins », ce qui donne – comme s’ils en avaient besoin – du grain à moudre à ses contempteurs.

Il est un dernier aspect du livre qu’il serait impardonnable de passer sous silence. Malgré une popularité stratosphérique en Occident, le liquidateur de la Guerre froide n’en conservait pas moins une certaine amertume envers les capitales qui lui ont tourné le dos à un moment crucial. « Ronald Reagan a employé des moyens déloyaux […] » affirme-t-il sans ambages au journaliste. Or, on ne peut se sentir trahi que par une personne dont on était proche. « L’Occident veut que la Russie reste dans un état de faiblesse relative », ajoute-t-il, gravitant ainsi dans le même univers mental que son successeur et pourtant détracteur Vladimir Poutine.

Mais c’est probablement l’un des seuls points communs des deux hommes.

Darius Rochebin souligne que Gorbatchev est parvenu à prendre sa revanche sur la guerre et le stalinisme – les deux phénomènes qui ont marqué son enfance. Plongés dans le gouffre d’une transition post-soviétique douloureuse, ses concitoyens reviendront pourtant se prosterner devant ces deux vaches sacrées. Chemin faisant, Gorbatchev aura « surestim[é] la vertu de ses concitoyens ». Sitôt chassé du Kremlin, son héritage passera sous le pic des démolisseurs politiques et un personnage aux antipodes de sa personnalité et de ses valeurs occupera son bureau moins de dix ans plus tard. Après l’intermède chaotique et parfois cocasse de Boris Eltsine.

« Dites que j’étais un bon type », répondit Gorbatchev à l’auteur qui lui demandait quel genre d’éloge funèbre il aimerait recevoir. Bien malin celui qui peut prétendre connaître les véritables impressions de Vladimir Poutine à propos du fossoyeur de la Guerre froide. Une chose cependant est certaine. Tout oppose les deux hommes, à partir des premières années de leur vie, de leurs modèles et des valeurs qui leur sont inculquées à ce stade crucial. Vladimir Poutine aurait-il fait son entrée au Kremlin sans l’héritage politique conspué de son prédécesseur au sein de la population russe? Doutons-en. Gorbatchev, c’était l’anti-Poutine et vice-versa. Cela explique vraisemblablement pourquoi le locataire du Kremlin est toujours aux commandes. Dans un sens, il lui doit une fière chandelle.

« L’homme d’action ne se conçoit guère sans une forte dose d’égoïsme, d’orgueil, de dureté, de ruse », affirmait Charles de Gaulle. Le Grand Connétable de France décrivait ainsi les principaux traits de caractère de quiconque souhaite présider aux destinées d’une nation dont les pages les plus exaltées ont été écrites par les pugilistes. Depuis la bataille de Koulikovo en 1380 – et peut-être même avant – la guerre fait partie de l’ADN de la Russie et on ne peut comprendre ce pays sans l’accepter.

Dans un style vivant et direct, Darius Rochebin nous invite néanmoins à cette rencontre fascinante d’un personnage attachant qui fait partie – à l’instar de Nelson Mandela – de ceux qui ont refusé de se mériter une place dans l’histoire à la pointe du glaive.

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Darius Rochebin, Dernières conversations avec Gorbatchev, Paris, Robert Laffont, 2022, 306 pages.

Je tiens à remercier madame Céline Pelletier d’Interforum Canada de m’avoir offert un exemplaire de ce livre aux fins de recension sur ce blogue.

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