Il y a quelques années, durant un séjour à Rome, j’avais demandé à une guide de me faire visiter les principaux lieux d’intérêt reliés au dictateur Benito Mussolini. Parmi ceux-ci se trouvaient les Fosses adréatines, le Musée de la libération de Rome (lequel abritait le QG de la Gestapo à Rome vers la fin du conflit) et le Palais de Venise sur le balcon duquel le Duce annonça l’entrée en guerre de l’Italie le 10 juin 1940. Durant toute la journée, la guide ne cessa de me répéter que les Italiens n’étaient pas entichés des Nazis et qu’il fallait faire la distinction entre les deux.
Les séides de Mussolini affichaient manifestement des différences frappantes avec la horde brune qui gravitait autour d’Hitler à Berlin. Le dernier livre de l’historien Frédéric Le Moal Les hommes de Mussolini (Perrin) offre aux lecteurs la possibilité de découvrir ou mieux connaître ces hommes (il n’y avait aucune femme dans le groupe) qui ont accompagné Mussolini sur son parcours.
L’auteur – un spécialiste de l’histoire militaire et de l’Italie mussolinienne – brosse un portrait politique aussi fascinant que révélateur de celui qui présida aux destinées de l’Italie de 1922 jusqu’à son évincement par le Grand Conseil fasciste et le roi Victor-Emmanuel le 24 juillet 1943. Je me suis longtemps posé la question à savoir comment le Duce avait pu être déposé de cette manière, sans qu’aucun de ses détracteurs n’ait à payer cette destitution de sa vie. Du moins, jusqu’à l’avènement de la République sociale de Salò créée par les Allemands pour accommoder celui qui avait inspiré le Führer.
Tout repose dans la personnalité politique de Mussolini.
Contrairement à son vis-à-vis allemand, Mussolini « ne s’enivrait pas du sang de ses ennemis ». Rien de comparable avec Hitler ou Staline. Les sceptiques répondront qu’il y a bien eu l’assassinat du député socialiste Giacomo Matteotti en juin 1924, mais cette histoire est hors sujet.
Toujours est-il que, dans son ascension vers le pouvoir et une fois rendu, Mussolini pouvait miser sur des « talents de politique retors ». Homme réaliste, il « connaissait trop les rapports de force en présence pour se priver de l’appui d’hommes capables de rassurer et l’armée (une entité autonome directement liée à la Couronne) et la monarchie autant que l’Église (le pape Pie XI était tout sauf un interlocuteur docile pour le régime). » Par rapport aux Allemands, plusieurs voyaient d’un très mauvais oeil le rapprochement entre Rome et Berlin. Après avoir contribué à la chute de Mussolini, l’un de ses caciques – l’intellectuel Giuseppe Bottai – ira même jusqu’à s’embrigader dans la Légion étrangère pour croiser le fer avec les soldats d’Hitler. Admirable. Pour en revenir aux monarchistes, il est à noter que ceux-ci représentent un groupe particulièrement significatif dans la galerie des personnages convoqués par l’historien. L’un d’entre eux, Cesare Maria de Vecchi est même décrit comme ayant été d’« un monarchisme à toute épreuve ». La convergence de vues et d’actions entre la Couronne et ses fidèles au moment de la débâcle mussolinienne n’était vraisemblablement pas le fruit du hasard.
À l’instar d’un Franklin D. Roosevelt ou même d’un Hitler, il savait également jouer de la rivalité entre ses collaborateurs. Diviser pour régner, selon l’habileté prodiguée par les Britanniques. Jusque-là, nous sommes en présence d’un dirigeant promis à courtiser la fortune politique avec succès.
C’était sans compter sur le fait que Mussolini méprisait tous ceux qui l’entouraient et qui formaient l’ossature du régime. Ce sentiment fait fréquemment son apparition au fil des pages et « le seul qu’il craignait » était le légendaire aviateur Italo Balbo, mais celui-ci mourut lorsque son avion fut abattu par les tirs amis de la DCA à Tobrouk en juin 1940.
Pour tout dire, le dictateur sous-estima la haine qu’il suscita chez certains, la vive opposition à son rapprochement avec Berlin ressentie par plusieurs ou encore l’habileté politique exquise d’un Pietro Badoglio qui saura fédérer tout ce beau monde le moment venu. L’attaque fatale se ferait en meute. Le portrait que brosse l’auteur à propos de Badoglio – le tombeur du Duce – mérite d’être cité : Il « […] avait toujours su naviguer avec prudence, séduire sans devoir rien à personne, rester fidèle jusqu’aux limites extrêmes imposées par sa propre survie, servir en laissant les autres se salir les mains, rejeter ses fautes sur moins habile que lui, trahir mais au bon moment et avec toute la distinction nécessaire. » L’artisan idéal d’une révolution de palais.
« Mussolini fut et resta un homme seul, coupé toujours davantage de la réalité du peuple italien qu’il prétendait incarner », d’écrire Frédéric Le Moal. Soustraits aux résultats des urnes et aux fluctuations de l’opinion publique, les dictateurs se situent généralement tous dans cette catégorie. Cela étant, ils peuvent espérer se faufiler à travers les mailles de l’adversité grâce au soutien d’un entourage fidèle évoluant selon ce qui s’apparente à un esprit de cour. Or, en tenant tout le monde à bout de bras, Mussolini n’a clairement pas su favoriser et développer cette indispensable loyauté. Dans le monde politique, les coups durs sont souvent atténués et compensés par les relations durables noués au fil du temps et des événements. Mais le Duce n’était pas fait de ce bois et il a été déjoué par cette faiblesse. Le virtuose politique avait visiblement l’esprit révolutionnaire chevillé au corps et à l’âme.
Ils n’en avaient probablement pas conscience, mais en se débarrassant du Duce, les césaricides déboulonnaient en même temps le socle de leur raison d’être politique. Ils existaient à cause de lui et par lui. Son gendre Galeazzo Ciano paiera de sa vie l’apprentissage de cette leçon.
Les Hommes de Mussolini rend le dictateur italien historiquement approchable, dans la mesure où on le voit évoluer dans ses relations politiques avec son entourage. L’auteur nous permet d’y mesurer à quel point le Duce n’aurait jamais pu, même il l’avait voulu, être une copie carbone de son homologue nazi. Les acteurs en présence et les forces dominantes – principalement conservatrices – de la péninsule ne l’auraient certainement pas permis.
Une lecture très éclairante, je dirais même passionnante, sous une plume des plus agréables.
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Frédéric Le Moal, Les hommes de Mussolini, Paris, Perrin, 2022, 368 pages.
Je tiens à remercier Céline Pelletier d’Interforum Canada qui m’a aimablement transmis un exemplaire du livre ainsi que Cassandre Kuhn des Éditions Perrin pour son aimable collaboration.