
Ça faisait longtemps que j’y pensais, mais j’ai plongé ce matin.
J’ai écrit à l’un de mes historiens favoris, le très réputé Sir Antony Beevor, pour lui demander s’il accepterait de répondre à quelques questions pour ce blogue au sujet de sa perception de la crise que traverse l’humanité en raison de la Covid-19.
Sollicité de toutes parts par les médias britanniques et internationaux, Sir Antony était dans l’impossibilité, et c’est fort compréhensible, d’acquiescer à ma demande. Mais il m’a tout de même suggéré et permis de traduire et publier le contenu d’une tribune qu’il signait dimanche dernier dans le grand quotidien londonien The Mail on Sunday.
Pour ceux et celles qui sont à la recherche de suggestions pour de bonnes lectures durant cette période d’isolement involontaire, je me permets d’ailleurs de rappeler que Sir Antony est l’auteur des classiques Ardennes 1944, Arnhem et, plus récemment, d’une réédition de son fameux Stalingrad. Je suis d’ailleurs en train de lire le troisième, que je recenserai ici prochainement.
Voici donc, sans plus tarder, le fruit de sa réflexion devant la situation présente.
JE CRAINS QUE L’HUMANITÉ SOIT À UN POINT TOURNANT DE SON HISTOIRE. CE N’EST PAS LE MOMENT DE RECULER DEVANT DES SOLUTIONS DRASTIQUES (cliquez ici pour la version originale anglaise)
Par ANTONY BEEVOR
Une analyse sincère et profondément troublante, sous la plume de l’un des plus éminents historiens britanniques…
Les dirigeants européens ont commencé à établir des parallèles entre la crise de la Covid-19 et un état de guerre. Le terme en lui-même fait instinctivement penser à la Seconde Guerre mondiale.
Après moins d’une semaine, les dirigeants européens ont commencé à établir des parallèles entre la crise de la Covid-19 et un état de guerre. Le terme en lui-même fait instinctivement penser à la Seconde Guerre mondiale. Ils se souviennent peut-être de slogans appelant à rester calme et à continuer comme si de rien n’était, mais comme le Premier ministre [Boris Johnson] nous l’a rappelé, nous devons également commencer à penser aux nombres possibles de victimes. Il l’a souligné subtilement au début, affirmant simplement que de nombreuses familles « perdraient prématurément des êtres chers. »
Nous n’avons pas encore mesuré l’ampleur de la menace, malgré le fait qu’on nous ait indiqué quelques chiffres. Si les taux d’infection estimés et les taux de mortalité prévus actuellement sont fondés, il en découle que, sans intervention, le nombre de décès dans certains pays sera beaucoup plus élevé que le nombre de victimes enregistré pendant la Seconde Guerre mondiale.
La Seconde Guerre mondiale
Un rapport récent de l’Imperial College évalue que 81% de la population britannique pourrait être infectée, ce qui équivaudrait à 53,6 millions de cas. Parmi ceux-ci, l’Imperial College prévoit un taux de mortalité de 0,9%, de sorte que nous pourrions nous attendre à environ un demi-million de morts – un chiffre énorme.
Bien sûr, tous ces chiffres sont encore théoriques et les différentes combinaisons d’intervention à travers des degrés de distanciation sociale et d’isolement sur deux ans devraient réduire considérablement le bilan final, mais le vrai problème est que, comme le reconnaît l’Imperial College : « De très grandes incertitudes subsistent. »
En décembre 2016, Sally Davies, alors médecin-chef de la santé publique du gouvernement, admettait qu’après l’exercice Cygnus, une opération de planification d’urgence étalée sur trois jours pour une pandémie similaire à la Covid-19, on avait finalement jeté la serviette. « Il est devenu évident que nous ne pouvions composer avec le surplus de cadavres », se décourageait-elle.
Les données avec lesquelles les spécialistes travaillaient n’ont pas été révélés, mais comment les autorités médicales de ce pays ou de tout autre pays pourraient-elles disposer de plus d’un demi-million de cadavres, sauf par enterrements de masse dans des fosses pour la peste ou la crémation de masse? Et quelle serait la réaction du public? L’opération Cygnus était au moins prémonitoire, en sonnant l’alarme quant à la pénurie critique de ventilateurs pour suffire à la demande, mais peu de choses semblent avoir été faites pour y donner suite. Nous disposons d’un nombre total de 5 000, alors qu’on évalue que 60 000 à 100 000 pourraient être nécessaires en période d’hospitalisation maximale.
On estime que l’épidémie de grippe espagnole a infecté au moins 500 millions de personnes en 1918-1919, soit environ un tiers de la population mondiale. Les estimations des décès varient considérablement, de 17 millions à 100 millions, ce qui est beaucoup plus que le nombre total de décès au cours de la Première Guerre mondiale à elle seule.
Impossible de blâmer les dirigeants politiques d’avoir comparé la situation actuelle à un état de guerre, et ce, afin que les populations, toujours réticentes à mesurer l’ampleur de la menace, soient confrontées à la gravité de la situation.
On peut noter avec une amère ironie que cette crise éclate au moment même où nous approchons du 75e anniversaire du Jour de la victoire, célébrations qui devront également être annulées. Impossible de blâmer les dirigeants politiques d’avoir comparé la situation actuelle à un état de guerre, et ce, afin que les populations, toujours réticentes à mesurer l’ampleur de la menace, soient confrontées à la gravité de la situation. Il n’en demeure pas moins que la Seconde Guerre mondiale est devenue le point de référence dominant de presque toutes les crises et tous les conflits.
Dans les périodes turbulentes, nous mesurons l’importance de comprendre. Nous fouillons donc dans le passé, à la recherche d’un modèle, mais l’histoire n’est jamais un mécanisme de prévision. Et, dans ce cas, nous utilisons la rhétorique de guerre uniquement comme métaphore. L’ennemi n’est pas un autre pays, qui pourrait nous unifier à l’échelle nationale, mais une menace totalement invisible, laquelle pourrait donc s’avérer beaucoup plus clivante.
La possibilité de nous mesurer à ce qui devrait être une menace commune n’est certainement pas améliorée par la manière dont les alliances traditionnelles, y compris celle qui est sortie victorieuse de la Seconde Guerre mondiale, ont été jetées aux orties dans de nombreux pays.
Une coopération internationale est cependant nécessaire, si l’on veut contrôler l’infection et nous assurer que l’économie mondiale puisse survivre sous quelque forme que ce soit au lendemain de la crise.
Cela fait partie d’un réflexe nationaliste contre les effets de la mondialisation. Nous assistons même à une guerre de mots entre la Chine et les États-Unis, portant sur la responsabilité de la pandémie, Donald Trump qualifiant la Covid-19 de « virus chinois » et les Chinois essayant de faire porter le blâme aux militaires américains qui auraient introduit l’infection à Wuhan.
Une coopération internationale est cependant nécessaire, si l’on veut contrôler l’infection et nous assurer que l’économie mondiale puisse survivre sous quelque forme que ce soit au lendemain de la crise.
À ce stade-ci, des questions encore plus importantes se posent.
Sommes-nous, en fait, en train de vivre un moment de vérité, un tournant fondamental dans l’histoire du monde? Sommes-nous confrontés à une « tempête parfaite » assortie de crises médicales, environnementales et économiques qui se conjuguent? Les effets météorologiques extrêmes qui se sont manifestés au cours des 12 derniers mois, de la fonte accélérée des glaciers, des tempêtes féroces et des incendies catastrophiques survenus en Australie, marquent un point de bascule qui ne peut être ignoré, même à l’heure où nous sommes préoccupés par la Covid-19.
Pour réduire sérieusement les émissions de carbone à travers le monde, devons-nous évoluer vers un régime de rationnement énergétique – une forme de « socialisme de guerre » en quelque sorte? Une étude très récente de l’Université de Leeds couvrant 86 pays a apparemment établi qu’en matière de transport, les dix pour cent les plus riches de la population utilisent 187 fois plus de carburant que les dix pour cent qui se trouvent parmi les plus pauvres. De tous les vols aériens effectués par les Britanniques, seulement 15% de la population se retrouve à la porte d’embarquement de 70% d’entre eux.
Ces dernières années, certains ont déjà proposé un système à l’intérieur duquel les mieux nantis devraient acheter des miles aériens aux plus démunis, s’ils souhaitent dépasser leur propre quota. Cela contribuerait modestement à la réduction des inégalités.
Le paradoxe est frappant. Une forme extrême de socialisme a été rejetée par une forte majorité d’électeurs ayant voté lors du scrutin général de l’année dernière. Confronté à une pléthore de crises, le nouveau gouvernement conservateur devra probablement envisager de nombreuses mesures désagréables, y compris une nationalisation à grande échelle.
Le paradoxe est frappant. Une forme extrême de socialisme a été rejetée par une forte majorité d’électeurs ayant voté lors du scrutin général de l’année dernière. Confronté à une pléthore de crises, le nouveau gouvernement conservateur devra probablement envisager de nombreuses mesures désagréables, y compris une nationalisation à grande échelle. L’histoire est riche de tels exemples. Pendant la Première Guerre mondiale, le gouvernement du Kaiser en Allemagne a été contraint d’introduire la forme la plus extrême de socialisme de guerre en Europe, et ce, à l’encontre de tous ses instincts réactionnaires. On limitait même le nombre de paires de bottes que chaque personne pouvait posséder.
Contrairement à ces pays où trône l’ethos d’un État complètement centralisateur, nous avons depuis longtemps, dans ce pays, une réaction instinctive aux contrôles gouvernementaux excessifs. La plupart des historiens sont d’avis que cela remonte au 17ème siècle et à la domination des majors-généraux sous Cromwell et le protectorat.
Pourtant, dans les deux guerres mondiales – en 1914 avec la Defence of the Realm Act et en 1939 avec la Emergency Powers Act – la grande majorité de la population britannique s’est mobilisée pour soutenir des mesures draconiennes.
L’histoire n’est peut-être pas un mécanisme de prédiction, comme je l’ai mentionné, mais elle fournit au moins certains indicateurs des conséquences auxquelles nous sommes susceptibles d’être confrontés dans un avenir relativement proche. Ce n’est pas le temps de flancher lorsque vient le temps d’en tenir compte. Il est difficile de mesurer les effets de la pandémie de la grippe espagnole sur les revenus, en raison de fait que la majeure partie de la population active servit sous les drapeaux ou travaillait dans des industries de guerre pendant une partie de la période. Mais à en juger par la peste noire, même un nombre relativement restreint de victimes augmenterait considérablement le coût de la main d’œuvre et déclencherait ainsi une poussée inflationniste.
Naturellement, les survivants moins bien rémunérés qui recevraient des augmentations de salaires importantes n’y verraient rien de mal. Nous pouvons cependant être raisonnablement convaincus que les prix de l’immobilier vont chuter, à la fois en raison de la chute désastreuse des cours sur les marchés financiers, mais aussi parce que le nombre de décès allégera presque certainement la pression sur le logement.
Dans tous les cas, la nature de la crise est telle que l’ensemble de l’ordre économique international sera transformé par les conséquences.
Les faillites d’entreprises et individuelles sont appelées à monter en flèche. Les compagnies d’assurance seront certainement en danger. (Sans aucun doute, seuls les avocats bénéficieront de la répartition des responsabilités.) Ce qui est peut-être encore pire, c’est que de nombreuses études révèlent que la grande majorité de la population ne dispose pratiquement d’aucun coussin financier pour survivre même à une période de chômage relativement courte. De nombreux gouvernements européens ont pris l’engagement d’apporter de l’aide, mais il y a des limites à ce que tout gouvernement peut faire. Aurons-nous enfin recours à un revenu universel de base? Dans tous les cas, la nature de la crise est telle que l’ensemble de l’ordre économique international sera transformé par les conséquences.
On peut également s’attendre à une hausse de la criminalité. D’un côté, vous pourriez avoir des gens désespérés décidant d’ignorer la loi, peut-être même de pénétrer dans des magasins de plongée pour obtenir des réservoirs d’oxygène pour aider un parent malade, jusqu’aux criminels professionnels profitant du fait que les services d’urgence sont débordés. Les escrocs et les voleurs sont déjà au travail, faisant du porte-à-porte pour proposer de faux tests de coronavirus comme méthode d’entrée. Les cambrioleurs s’en donneront à cœur joie, sachant que même si quelqu’un appelle la police lorsque les systèmes d’alarme se déclencheront, rien ne se produira. La police a malheureusement annoncé les limites de son action, en déclarant qu’elle ne répondrait qu’aux urgences où la vie est en danger.
Devant autant de préoccupations, nous ne devons pas gommer la crise environnementale du réchauffement mondial qui se produit simultanément. À mesure que les migrations augmenteront à partir de régions devenues inhabitables, ses conséquences se feront sentir localement, mais surtout internationalement. L’Europe ne peut survivre sous quelque forme que ce soit sous sa forme démocratique actuelle, si elle est ciblée par des vagues de migrants encore plus importantes en provenance d’Afrique et du Moyen-Orient.
La menace de conflits portant sur les sources d’eau augmente, tandis que la Région du pourtour Pacifique, qui dépend de la pêche, fait déjà face à une pénurie de vie marine à mesure que les océans se réchauffent.
Ceux d’entre nous qui sont âgés de 70 ans et plus et qui sommes reconnus comme étant les plus menacés par la Covid-19 doivent affronter cette loterie avec autant de bonne grâce que possible. Mais ma plus grande préoccupation est pour nos enfants et leur génération. Leur vie sera peut-être encore plus bouleversée que celle des contemporains de mon père pendant la Seconde Guerre mondiale, lesquels ont sacrifié six ans de leur jeunesse.
Otto von Bismarck déclarait un jour cyniquement que la seule chose que nous apprenons de l’histoire, c’est que personne n’en retient rien.
Mais nous pouvons sûrement tirer une leçon très importante de la Seconde Guerre mondiale. La plus grande menace à laquelle nous sommes confrontés est la fragmentation sociale face au danger existentiel. Avec un leadership solide, comme Churchill l’a démontré pendant la Seconde Guerre mondiale, la peur généralisée peut être transmuée en courage de masse.
Antony Beevor est l’auteur de La Seconde Guerre mondiale, publié chez Calmann-Lévy (2012).
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Version originale : Mail on Sunday, dimanche le 22 mars 2020, pages 20-21. Reproduit avec la généreuse permission de l’auteur.