La grammaire de Vladimir Poutine

Le jour où le président russe Vladimir Poutine lança ses troupes à l’assaut de l’Ukraine, le 24 février 2022, un oligarque questionna le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov sur la manière dont fut planifiée cette intervention armée. « Il [le président] a trois conseillers. Ivan le Terrible, Pierre le Grand et Catherine la Grande », répondit le ministre. L’anecdote est révélatrice, puisque les trois personnages ont laissé leur empreinte en gouvernant par la puissance dure, ne rechignant pas à faire sonner la charge lorsque nécessaire.

Pour bien saisir la pensée et les actions posées par celui qui préside aux destinées de la Russie, il faut d’abord maîtriser sa grammaire. L’un des exposés les plus éclairants à ce sujet nous est offert par Pierre Servent dans Le monde de demain : Comprendre les conséquences planétaires de l’onde de choc ukrainienne (Robert Laffont). Fort de son expérience militaire et académique, mais aussi politique – le dernier élément se lit entre les lignes – l’auteur nous donne des clés essentielles pour comprendre Vladimir Poutine.

Parce que le personnage est tout sauf un accident de l’histoire. Ses actions reposent « […] sur une idéologie, sur une lecture du passé et des rapports de force dans le monde. L’homme du Kremlin est convaincu depuis longtemps que les temps nouveaux seront forgés par des hommes dotés de la capacité de recomposition des espaces de puissance. » Ces leaders ont le beau jeu présentement, puisqu’« […] il y a dans le monde un besoin frénétique de réassurance autocratique. » Cette vision du monde, est-il besoin de le souligner, est antinomique avec les valeurs démocratiques.

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Prigozhin’s failed putsch was essentially a sideshow

Russian President Vladimir Putin at the Kremlin on June 26, 2023 (Sputnik / Reuters)

I’m now at the age where I can say that I have observed, from afar, two coups initiated against a Russian ruler. The first one was plotted against Soviet President Mikhail Gorbachev in August 1991. The second one happened just a few days ago. I was glued to my Twitter account and CNN for most of last weekend, trying to keep abreast of developments between Rostov-on-Don and Moscow.

President Vladimir Putin being at the center of the events unfolding in these crucial hours, I believed it would be pertinent to reach out to the author of the best biography written about him to seek some insights. Philip Short, author of the seminal Putin (Holt), a book on which he worked for 8 years. Mr. Short generously agreed to answer a few questions, despite being buried under requests.

Here is the content of our discussion.

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Mr. Short, thank you very much for the generosity of your time.

I have a feeling that every time Vladimir Putin is referred to in the Western media, the analysis goes in the direction of his downfall – either by a coup, cancer or slipping on a banana peel. Would you tend to agree that this is wishful thinking disguised as analysis?

President Vladimir Putin’s biographer Philip Short (Macmillan)

I think we must recognize that we are in the middle of an information war that’s running parallel to the war on the ground in Ukraine. So, whether it’s wishful thinking or spin is arguable. Very often there are elements of both – added to which, western (and Russian) pundits have been pontificating very little hard information to go on, so there has been a lot of thumb-sucking of the ‘Putin’s finished’, ‘The end is nigh’, ‘Civil war beckons’, variety.

No one knows even exactly what Prigozhin was promised when he agreed to call off his mutiny. But certainly, the consensus in the Western media that Putin is severely weakened needs to be treated with skepticism. It’s just as plausible to make a case that his grip has in fact been strengthened because he found a way out which avoided the worst-case scenario of bloody fighting, and, to the elite, that is a signal that, even if he misjudged the situation early on, he hasn’t lost his touch, so ‘better to stick with the devil you know’.

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La trahison du mercenaire

Je sais, le titre de ce billet relève du pléonasme, puisqu’un mercenaire est par définition un traître. Marat Gabidullin nous a quand même prévenu. Dans son plus récent ouvrage, Ma vérité (Michel Lafon), il livre un témoignage frappant de vérité à propos de la nature d’Evgueni Prigojine – lequel a lancé il y a quelques heures une insurrection armée contre le président Vladimir Poutine.

Dès les premières pages, il aborde la course nationaliste dans laquelle son ancien patron est engagé, de même que ses ambitions politiques et de l’armée dont il dispose, une force « capable de déstabiliser tout le pays », des mots qui s’avèrent prophétiques. Depuis qu’il a quitté le groupe mercenaire, l’auteur affirme avoir compris « […] qu’il n’était guidé que par ses intérêts financiers, ses ambitions et sa soif de pouvoir. » Et tant pis si cela signifie qu’il doive poignarder celui sans qui il serait demeuré un intriguant insignifiant. C’est la loi de la jungle.

Son témoignage s’appuie sur son expérience au combat pour la société militaire privée en Tchétchénie, en Libye et en Syrie – pays dans lequel ses camarades et lui « sont allés au casse-pipe, sacrifiés pour sauver la crédibilité du commandement de l’armée russe » et la fréquentation du tonitruant homme d’affaires – il a subi une intervention chirurgicale aux frais d’Evgueni Prigojine. Selon lui, la hiérarchie du groupe Wagner – nommé ainsi en l’honneur du compositeur de prédilection d’Adolf Hitler – repose sur « […] des hommes obéissants et loyaux plutôt que sains d’esprit et expérimentés. » Des gladiateurs contemporains qui prennent les armes parce qu’ils sont payés. C’est la nature même d’un mercenaire et cela soulève la question à savoir qui règle la note de l’insurrection actuelle.

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La guerre sainte de Poutine

« Il faut se rendre à l’évidence que cette guerre ne répond pas aux équations habituelles des relations internationales », d’analyser Sébastien Boussois et Noé Morin dans leur récent livre La guerre sainte de Poutine (Passés / Composés). « Il faut plonger dans les ressorts intellectuels et spirituels du poutinisme pour comprendre comment la guerre en Ukraine et le basculement de la Russie furent rendus possibles. » Même si la religion ne fait plus partie de la matrice géopolitique de l’Occident déchristianisé, cette lecture apporte de l’eau au moulin de cette guerre qui sévit depuis le 24 février 2022.

Depuis l’entrée en scène de Vladimir Poutine, l’orthodoxie russe a retrouvé ses lettres de noblesse et le patriarche Kirill joue un rôle de premier plan dans la vie nationale et au-delà. On souligne au passage que les Russes sont majoritairement croyants (80%). Les hommes d’Église, nous disent les auteurs, sont le lien entre Vladimir Poutine et le peuple. Pas étonnant que l’odeur de l’encens ait entouré son ascension à la tête du pays.

Les Russes sont plus attachés à la religion que les Occidentaux et nous avons trop tendance à gommer cette réalité. À l’occasion d’une visite à Moscou, j’avais été frappé par l’achalandage à la cathédrale du Christ-Sauveur, laquelle fut rasée par Staline en 1931 et dont la reconstruction a été décrétée par le président Boris Eltsine en 1994.

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Gorbatchev, l’anti-Poutine

Une mise en garde, avant toute chose. J’ai toujours été fasciné par Mikhaïl Gorbatchev, le dernier dirigeant de l’URSS. Mon sentiment envers lui a toujours été celui de l’admiration, et ce, dès son arrivée sur la scène internationale en 1985. Du haut de mes 11 ans, je m’affairais à lire tout ce qui le concernait. En 2011, j’ai eu l’insigne honneur de le rencontrer lors de son passage à la Chambre de commerce du Montréal métropolitain. De ses yeux jaillissait une flamme alimentée par la rencontre de l’autre.

Mikhaïl Gorbatchev était un homme profondément humain. C’est d’ailleurs l’un des principaux traits qui ressortent des Dernières conversations avec Gorbatchev (Robert Laffont), un livre découlant des entretiens réalisés sur une période de vingt-cinq ans par Darius Rochebin, journaliste chez LCI, avec le dernier dirigeant soviétique.

À 6 ans, les hommes de Staline viennent arrêter son grand-père maternel, Panteleï, devant ses yeux. Un souvenir qui restera gravé au cœur du garçon. Nous n’avons jamais que le pays de notre enfance, disait François Mitterrand si ma mémoire est fidèle. Même s’il devient « fin calculateur et rompu aux intrigues » du Parti communiste, le caractère de Gorbatchev a été coulé dans un moule bien différent. Il est « imperméable au frisson autoritaire ». À tel point que lorsqu’il arrive au pouvoir après le décès de Konstantin Tchernenko, il « […] rompt la série [des dirigeants qui ne rechignent pas à utiliser l’approche musclée pour asseoir leur pouvoir]. Pour la première fois, l’URSS a un chef profondément civil. Par expérience et par inclination naturelle, il répugne à l’usage de la force. » D’un couvert à l’autre, on fait la connaissance d’un homme qui ne veut pas faire couler le sang et qui ne sait pas garder rancune. Assez étrange chez un politicien, mais passons.

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La grande oubliée des vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale

Photo de l’auteur Benoît Rondeau prise au mémorial dédié aux Forces britanniques à Ver-sur-Mer (courtoisie de Benoît Rondeau)

Benoît Rondeau est un auteur que j’apprécie particulièrement. Il apporte au lectorat francophone une compréhension singulière de l’histoire militaire de la Seconde Guerre mondiale. Son livre consacré au soldat britannique durant ce conflit offre au lecteur la possibilité de marcher au combat au son de la cornemuse et de profiter de quelques instants de répit pour savourer une tasse de thé.

Suite à la publication de ma recension de cette excellente lecture, il a aimablement accepté ma demande d’entrevue et je suis enchanté d’en partager le contenu avec vous aujourd’hui.

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Monsieur Rondeau, je suis tout d’abord curieux de savoir combien de temps vous avez consacré à la recherche et à la rédaction de ce livre?

Pour ce qui est de la recherche, il va de soi que l’ouvrage a intégré le fruit d’années passées à découvrir et à comprendre l’armée britannique pendant la Seconde Guerre mondiale. La phase de recherche et de rédaction spécifiquement consacrée à l’ouvrage proprement dit s’est étalée sur un an et demi.

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Charles III, l’étoffe d’un grand roi

« « Fils de », « époux de », puis « père de », Charles dut […] se battre pour affirmer sa personnalité et promouvoir ses engagements. » À elle seule, cette observation du biographe et journaliste Philip Kyle résume le parcours fascinant mais souvent tragique du monarque qui sera couronné après-demain en l’abbaye de Westminster.

Mon chef d’État favori, Winston Churchill, a attendu l’âge vénérable de 65 ans – celui de la retraite – pour atteindre le sommet. Il est invité à diriger son pays au pire moment de son histoire, lorsque le péril brun déferle en Europe. De son côté, Charles III aura dû attendre 8 ans de plus que son illustre compatriote pour vivre sa consécration. Après sept décennies dans l’antichambre du trône, il « […] fut l’héritier à avoir attendu le plus longtemps son accession. ». Les deux personnages auront fréquenté les abîmes et les hauts sommets, mais se seront démarqués par une homérique ténacité devant l’adversité. Je m’arrêterai ici sur ce corollaire, même s’il y aurait encore tant à écrire.

Le plus grand mérite de la biographie que nous propose Philip Kyle est de révéler des facettes peu connues, voire occultées, de celui sur la tête duquel sera déposée la couronne de saint Édouard dans quelques heures. Sensible, altruiste – « […] il sélectionnait souvent un enfant peu talentueux, qui n’allait pas l’aider à gagner, mais qui aurait sans doute été choisi en dernier autrement » pour faire partie de son équipe à l’école, mais de caractère affirmé, Charles n’a jamais craint de susciter la controverse pour faire avancer ses idées. Je garde en mémoire le souvenir d’un professeur au secondaire qui se moquait du prince de Galles, narguant sa posture écologiste et son habitude de parler aux plantes.

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Le combat du soldat britannique

Mon degré d’appréciation d’un livre repose sur les connaissances acquises et le plaisir ressenti à le parcourir. Le soldat britannique : Le vainqueur oublié de la Seconde Guerre mondiale (Perrin) de l’historien militaire Benoît Rondeau rencontre haut la main ces deux critères. Il comble une lacune flagrante et désolante dans l’historiographie, en ramenant en première ligne la contribution de ces Tommies qui sont constamment négligés au profit des Américains, des Russes et des Allemands. Comme il le rappelle à la toute dernière page, « au printemps 1940, la vaillante armée britannique est restée seule, la tête haute, face au péril nazi. »

Dans son livre Anatomie de la bataille – un classique – sir John Keegan s’employait à disséquer l’expérience au combat des hommes de troupe ayant pris part aux batailles d’Azincourt, de Waterloo et de la Somme. Benoît Rondeau, pour sa part, ne ménage aucun détail, pas même l’importance des chaussettes, pour brosser le tableau de la réalité quotidienne éreintante de ceux et celles qui ont combattu sous l’Union Jack entre 1939 et 1945.

Tous les aspects de l’effort de guerre consenti par le soldat britannique sont passés au peigne fin. On peut notamment y apprendre – mais en sommes-nous étonnés – que les femmes servant dans l’armée de Sa Majesté – dont la future reine Elizabeth II – étaient moins bien payées et que les rations qui leurs étaient attribuées étaient moindres que celles prévues pour les hommes. Du côté des relations entre militaires et civils, on apprend notamment que le passage des troupes australiennes en Afrique du Sud pendant les hostilités aura marqué la mémoire d’un jeune homme nommé… Nelson Mandela.

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Rien ne permet de rattacher Giorgia Meloni au fascisme

La présidente du Conseil italien Giorgia Meloni (News18)

Dans la foulée de la publication de ma recension de son très documenté et agréable Les hommes de Mussolini, l’auteur et historien Frédéric Le Moal a généreusement accepté de répondre à quelques questions. Voici le contenu de cet échange extrêmement instructif et agréable.

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M. Le Moal, dans Les hommes de Mussolini, j’ai été frappé de constater l’importance et la portée des forces en présence – monarchie, Église et forces armées – avec lesquelles Mussolini devait composer. Diriez-vous que le Duce avait les mains attachées dès le départ?

Mussolini lui-même a reconnu en 1944 que la révolution fasciste s’était arrêtée devant le palais royal. Ce qu’il exprimait par ce raccourci, c’était la réalité du contre-pouvoir que représentait la Couronne – et par là une limite à son propre pouvoir – puisque le Duce, tout dictateur fût-il, n’occupa jamais le poste de chef de l’État. Il demeura Premier ministre, ce que Victor-Emmanuel III aimait lui rappeler en l’appelant Presidente (allusion à sa fonction pourtant abolie en droit de président du Conseil).

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La ruse, cette égalisatrice de puissance

La série télévisée Valley of Tears (La vallée des larmes) diffusée sur HBO Max relate le début de la guerre du Kippour – jour le plus sacré du calendrier juif – qui a été initiée par la Syrie et l’Égypte le 6 octobre 1973. Dans cette série, un jeune officier du renseignement, Avinoam, s’évertue sans succès à prévenir ses supérieurs du danger qui guette Israël par les informations qu’il est parvenu à glaner en espionnant des conversations téléphoniques syriennes. Jérusalem sortira vainqueure du conflit 19 jours plus tard, mais la conscience nationale restera traumatisée par cet épisode.

« La surprise est bien plus que la moitié de la bataille », comme l’évoque Rémy Hémez dans son livre Les Opérations de déception : Ruses et stratagèmes de guerre (Perrin). En octobre 1973, nous dit-il dans son exposé enlevant, « deux mythes de la société israélienne se sont effondrés : l’invincibilité de l’armée et l’infaillibilité des services de renseignements. » Les Israéliens étaient pourtant bien avisés, mais ils ont été bernés par ce que le militaire-chercheur désigne comme étant le « biais de confirmation », cette « […] tendance à ne rechercher, et à ne trouver pertinentes, que les informations qui confirment nos préconceptions. » Au lieu de focaliser sur les intentions de l’adversaire, l’attention a été portée sur les capacités, ce qui a eu pour effet de bercer Israël d’un faux sentiment de sécurité en raison de la supériorité de ses forces militaires.

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