De Gaulle aurait condamné sans appel l’intervention russe en Ukraine

Le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev en compagnie du Général de Gaulle (source Histoire & Civilisations)

J’ai récemment eu le privilège d’adresser quelques questions à l’historien et auteur de renommée internationale Éric Branca, dans le contexte de la guerre en Ukraine. Avec un retard pour lequel je suis désolé, il me fait grand plaisir de publier aujourd’hui cet entretien qui soulève des aspects éclairants.

Voici donc le contenu de notre échange.

_____________

BookMarc : Monsieur Branca, sans vouloir tomber dans l’imprudence d’une conjecture, disposons-nous d’indices pour savoir comment de Gaulle aurait réagi à la suite de l’invasion de l’Ukraine le 24 février dernier?

Éric Branca : Il est toujours périlleux de faire parler les morts ou de dire ce qu’ils auraient fait, mais il est relativement simple de savoir ce qu’ils n’auraient pas fait, sachant ce qui a constitué la logique profonde de leur existence et de leur action, en l’occurrence l’indépendance de la France et sa mise au service de la paix en luttant contre les empires.

De Gaulle n’a jamais dénoncé l’impérialisme américain en Amérique latine et au Vietnam sans dénoncer du même mouvement l’impérialisme russe en Europe de l’Est. Il est donc clair qu’au nom de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, il aurait condamné sans appel l’intervention russe en Ukraine.

Mais il ne l’aurait pas fait sans fixer toutes les responsabilités – je dis bien toutes -, c’est-à-dire sans remonter aux sources de ce conflit, à savoir le piège cynique qui a été tendu à la Russie en lui laissant croire que si elle dissolvait le pacte de Varsovie, l’OTAN serait dissoute. Or non seulement l’OTAN n’a pas été dissoute quand le Pacte de Varsovie l’a été, mais elle s’est étendue jusqu’aux frontières de l’ex-URSS. Voilà la chaîne des responsabilités. Pour de Gaulle, la politique était un prolongement de l’histoire, dont il rappelait sans cesse le poids. Ce n’était pas du storytelling fabriqué par les spin doctors de la Maison Blanche ou du Département d’État, en phase avec les desiderata du complexe militaro-industriel…

Je ne vois pas l’ombre d’une comparaison possible d’une comparaison entre de Gaulle et Zelensky.

BookMarc : Seriez-vous d’accord pour dire qu’il y a certains corollaires entre le leadership de de Gaulle pendant la Seconde Guerre mondiale et celui du président ukrainien Zelensky actuellement – comme devoir gérer avec des alliés qui ne lui rendent pas toujours la tâche facile?

Éric Branca : Navré de vous décevoir, mais je ne vois pas l’ombre d’une comparaison possible. Zelensky n’aurait jamais pris le pouvoir en Ukraine sans l’aide logistique des États-Unis et des fondations privées qui ont soutenu les révolutions « oranges ».

De Gaulle, à l’inverse, a rétabli la République malgré l’opposition du gouvernement américain qui lui avait préféré successivement Darlan puis Giraud et avaient même pensé brièvement, en août 1944, à une solution de transition autour de Laval (!) avant de se résoudre à reconnaître l’Homme du 18 juin…

En un mot comme en cent, c’est parce que le Général a su s’imposer envers et contre tout – et même contre tous – que les alliés l’ont reconnu. Personne ne lui a offert les clés du pouvoir, si ce n’est le peuple français. Et puis, que je sache, sa carrière n’a pas commencé au music-hall!

Car si le Général n’avait pas la langue dans sa poche, il évitait toute provocation inutile.

BookMarc : Dans De Gaulle et les grands, vous rappelez que le Général faisait la nuance entre l’URSS et la nation russe. Quelle était l’opinion du Général de Gaulle face à la Russie?

Éric Branca : Vous avez raison d’employer le mot Russie et non le mot URSS car vous touchez là au cœur de sa conception des relations internationales, lesquelles sont aux antipodes de ce qui prévaut aujourd’hui. Les peuples et les nations sont plus pérennes que les régimes qui ne sont qu’une forme transitoire de l’existence des États. De Gaulle disait : « La Russie boira le communisme comme le buvard boit l’encre ». C’est ni plus ni moins ce qui s’est passé.

D’où l’habitude qu’avait de Gaulle de parler de la Russie – ce qui, évidemment, déplaisait aux dirigeants communistes – et très rarement de l’Union soviétique, sauf bien sûr quand, à deux occasions (en 1944 et 1966), il s’est rendu à Moscou. Car si le Général n’avait pas la langue dans sa poche, il évitait toute provocation inutile.

Quoiqu’il ait pu penser du communisme, il considérait qu’il n’avait pas à blesser gratuitement les représentants d’un régime qui était celui que s’étaient donnés les Russes, que cela plaise ou non aux Occidentaux… C’est pourquoi il s’est toujours gardé de porter publiquement le moindre jugement de valeur sur quelque dirigeant étranger que ce soit. Et dieu sait s’il aurait eu des choses à dire sur le président Johnson, qui tenta par tous les moyens de le déstabiliser, ou sur le dictateur yougoslave Tito, qu’il a d’ailleurs toujours refusé de rencontrer, je raconte pourquoi dans De Gaulle et les grands

De Gaulle voyait la Russie comme une grande puissance qu’il fallait à la fois contenir et respecter.

Seulement voilà, l’ingérence dans les affaires intérieures d’un État était pour lui la pire erreur à commettre. D’un point de vue moral car nul ne peut décider à la place d’un peuple de sa forme de gouvernement, mais aussi d’un point de vue pratique, car cela ne peut que renforcer le régime qu’on prétend combattre en soudant derrière lui sa population. A fortiori quand ce régime est atteint d’un complexe obsidional qui lui fait craindre à tout moment d’être encerclé… Imagine-t-on le général de Gaulle traitant d’assassin un chef d’État étranger? C’eût été, à ses yeux, insulter en même temps le peuple représenté par le personnage en question.

S’agissant maintenant de la nation russe, de Gaulle la voyait comme une grande puissance qu’il fallait à la fois contenir et respecter. Contenir quand, au moment de la Guerre froide, elle opprimait les peuples d’Europe de l’Est; mais aussi respecter car il n’y a pas de paix durable sans équilibre des forces…

Sa vision d’un monde multipolaire, que défendra après lui Jacques Chirac, ne se serait guère accordée avec la prétention d’une seule puissance à régenter le cours des événements!

BookMarc : On peut également lire que de Gaulle se réjouissait du fait que la Russie soit garante d’équilibre dans le monde d’après-guerre. Sauf erreur, il ne voyait donc pas d’un bon œil la domination d’une seule puissance sur l’échiquier mondial?

Éric Branca : De Gaulle est mort trop tôt pour connaître cette domination d’une seule hyperpuissance. De son temps, le danger pour la paix venait d’une confrontation entre deux superpuissances dont l’Europe aurait pu faire les frais. D’où son choix d’une dissuasion indépendante afin d’éviter que la France soit entraînée dans un conflit qui ne soit pas le sien. « Si la France fait la guerre, disait-il, il faut que ce soit ‘‘sa’’ guerre ». D’où aussi sa mise en congé du commandement intégré de l’OTAN, structure dont la logique pouvait parfaitement conduire à un tel résultat. Mais il est clair que sa vision d’un monde multipolaire, que défendra après lui Jacques Chirac, ne se serait guère accordée avec la prétention d’une seule puissance à régenter le cours des événements!

BookMarc : Corrigez-moi si je me trompe, mais je crois que le Général a traité avec trois dirigeants soviétiques, soit Staline, Khrouchtchev et Brejnev. Avec lequel avait-il le plus d’atomes crochus?

Éric Branca : Franchement, aucun des trois. Il avait conscience, en rencontrant Staline, d’être devant un géant de l’histoire, dont il a parfaitement cerné la personnalité dans ses Mémoires de guerre. Il a laissé de lui un portrait qui, à mon sens, est un sommet de la littérature française. Mais cela n’induisait aucune admiration personnelle, si ce n’est pour le peuple russe qui, grâce à des sacrifices inouïs, avait vaincu l’Allemagne. Avec Khrouchtchev, les rapports ont été moins shakespeariens car c’était un maquignon qui défendait pied à pied ses intérêts. Quant à Brejnev, il n’a réellement pris le pouvoir qu’à la fin des années soixante. Quand le Général est allé en Union soviétique, il a moins négocié avec Brejnev qu’avec la fameuse troïka Brejnev-Podgorny-Kossyguine. Il ne semble pas que la personnalité de Brejnev qui s’affirmera dans les années 1970 l’ait profondément marqué.

Moscou sait très bien que la France n’a plus la main.

BookMarc : Quelle est votre lecture de l’attitude du président Macron face à Vladimir Poutine? S’inscrit-il dans une trajectoire gaulliste?

Éric Branca : Il est clair que le président français entend maintenir, pour la forme, une certaine continuité avec la pratique gaullienne. On garde la liaison avec le Kremlin, on parle avec la Russie…  Mais tout cela est de pure forme. Et d’ailleurs, cela n’aboutit à rien. Pourquoi ? Parce que Moscou sait très bien que la France n’a plus la main. Et pourquoi la France n’a-t-elle plus la main ? Tout simplement parce que, en 2008, un certain Nicolas Sarkozy lui a fait réintégrer le commandement intégré de l‘OTAN dont de Gaulle nous avait fait sortir…

Richelieu disait : « On lie les bœufs par les cornes et les hommes par les traités ». En langage moderne, cela signifie que lorsqu’on est associé minoritaire, on se plie à la loi de l’associé majoritaire. C’est pour éviter de se trouver dans cette situation ancillaire que de Gaulle, je le répète, est sorti du commandement intégré. Ce qui ne l’a pas empêché d’être un allié fidèle des États-Unis quand les soviétiques ont installé des fusées à Cuba qui menaçaient le sol américain, ce qui, soit dit en passant, est exactement symétrique de ce que les Américains ont fait après la chute du Mur en se positionnant aux frontières de la Russie, à rebours de tous leurs engagements…

Mais quand les États-Unis voulaient entraîner les Européens dans une stratégie qui servaient leurs seuls intérêts – comme au Vietnam où, ne l’oublions pas, ils ont vitrifié des centaines de milliers de civils – il a su leur dire non. Et il s’est opposé à l’hégémonie du dollar qui leur permettait de financer leur politique guerrière par la création monétaire et l’inflation!

Ses successeurs, après Jacques Chirac, ont sacrifié la position exceptionnelle que le Général avait offerte à la France pour défendre la cause de la paix.

Cette capacité de dire non, vous n’en disposez que lorsque vous avez conservé votre liberté d’action. C’est ce que le Général appelait « La France aux mains libres ». Une France qui sait dire « non », ce qui lui donne un poids écrasant quand elle décide de dire « oui ».  Or quand vous êtes structurellement dépendant d’un patron, vous ne pouvez dire que « oui». C’est ce qui se passe aujourd’hui. C’est en cela que de Gaulle a vu juste. Et c’est en cela que ses successeurs, après Jacques Chirac, ont sacrifié la position exceptionnelle que le Général avait offerte à la France pour défendre la cause de la paix.

Réintégrer le commandement intégré de l’OTAN, c’est, à mon sens, la faute majeure du dernier demi-siècle. La France et l’Europe le payent déjà d’un point de vue économique et énergétique ; il faut souhaiter qu’elles ne le payent pas d’une manière plus dramatique encore, en étant entraînées dans une conflagration générale qui nous verrait servir d’auxiliaire à une opération de déstabilisation de la Russie qui jetterait celle-ci dans les bras de la Chine, pour un résultat où tout le monde – y compris les États-Unis ! – seraient perdants.

BookMarc : Vous venez de publier Le roman des damnés que j’ai l’intention de recenser prochainement sur ce blogue. Travaillez-vous actuellement sur un autre livre?

Éric Branca : On ne peut rien vous cacher. Je viens d’achever une histoire des rapports peu connus entre l’Allemagne hitlérienne et la Grande-Bretagne dans les années Trente. Un épisode assez peu connu – si ce n’est par le très beau film de James Ivory, Les vestiges du jour – en ce sens qu’il dépasse de très loin le périmètre de l’aristocratie anglaise évoquée dans le film. Et une occasion de souligner le rôle essentiel, décisif même, de Churchill, sans lequel la Grande-Bretagne aurait sans doute fait la paix avec Hitler après la chute de la France.  Et à ce moment-là, vous imaginez la suite!

BookMarc : Je vous remercie infiniment pour la générosité de votre temps, monsieur Branca! C’est toujours un immense privilège et un réel plaisir de m’entretenir avec vous.

_______

Le dernier livre de Éric Branca, Le roman des damnés : Ces nazis au service des vainqueurs après 1945 a été publié chez Perrin récemment.

One thought on “De Gaulle aurait condamné sans appel l’intervention russe en Ukraine

  1. Pingback: De Gaulle aurait condamné sans appel l’intervention russe en Ukraine — BookMarc – INSURRECTION PACIFIQUE

Leave a Reply

Fill in your details below or click an icon to log in:

WordPress.com Logo

You are commenting using your WordPress.com account. Log Out /  Change )

Twitter picture

You are commenting using your Twitter account. Log Out /  Change )

Facebook photo

You are commenting using your Facebook account. Log Out /  Change )

Connecting to %s

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.