Mais quelle mouche a bien pu piquer Vladimir Poutine? Telle est la question que je me posais au matin du 24 février 2022, agglutiné que j’étais aux informations et reportages continus diffusés sur CNN. Depuis des années, je m’intéresse au président russe et à la dynamique géopolitique qu’il a instauré dès son entrée en fonction. Le livre d’Isabelle Mandraud et Julien Théron, Poutine, la stratégie du désordre (Tallandier) m’apparaissait comme contribuant à répondre aux nombreuses questions qui se bousculaient dans mon esprit en cette froide matinée.
« La violence est constitutive de la présidence de Vladimir Poutine », exposent les auteurs. On pourrait même ajouter qu’elle est en filigrane de l’histoire de la Russie depuis des siècles. L’âme russe s’est forgée au son des épées, dans le bruit des canons et le sacrifice de la boue et du sang des champs de bataille. Lors de mes deux séjours à Moscou, j’avais été frappé par l’importance de l’héritage militaire de ce pays en sillonnant les expositions du musée de la guerre patriotique de 1812 à quelques pas du Kremlin et le musée de la Victoire consacré à la Deuxième Guerre mondiale.
Sachant cela, je ne devrais pas être étonné que l’outil militaire soit l’un de ceux privilégiés par le Kremlin. Or voilà, les décennies qui se sont écoulées depuis la chute de l’URSS nous ont habitués à penser autrement. La Russie, avons-nous cru, avait changé de posture. Les années Eltsine ont même permis de croire en un rapprochement souhaitablement permanent entre l’Occident et le pays des Tsars. Ce que plusieurs ont ignoré, c’est que l’ADN de cette nation n’avait pas changé, loin de là.
Mais « lorsqu’il arrive au pouvoir, Vladimir Poutine n’a pas les moyens de ses ambitions. » Des efforts importants, principalement sur le plan financier, sont consentis pour revigorer un appareil militaire exsangue. Le patron du Kremlin décide donc de s’adapter « […] à la mondialisation et aux moyens modernes, tous les mécanismes du désordre, la manipulation, l’exploitation des guerres mémorielles, la propagande, les cyberattaques, les trolls, les agents d’influence, le mensonge, les manœuvres de déstabilisation sont utilisés et mis en pratique […] » à travers le monde.
Un peu comme au judo, il utilise la faiblesse de ses adversaires pour tenter de les mettre au tapis. Les auteurs expliquent que « l’usage de la force n’est plus un tabou » pour les Russes. Pour cause, lorsque l’odeur du cambouis n’émane pas des véhicules de l’armée russe, il est associé aux mercenaires du groupe Wagner – lequel est inféodé à Moscou malgré les démentis cyniques. En 2019, les soldats de cette milice privée « […] étaient visibles dans onze pays africains », de préciser Isabelle Mandraud et Julien Théron. Et je serais tenté de croire que les cafouillages en Ukraine n’altéreront pas cet état d’esprit.
Toujours dans le dossier ukraino-russe, il pourrait être aisé de croire que l’intervention de Moscou est un geste isolé, même irrationnel, décidé par un dirigeant déconnecté de la réalité, peut-être malade et vraisemblablement coupé du monde extérieur par les aléas sanitaires liés à la pandémie. Peut-être. Mais il n’en demeure pas moins que l’appétence pour l’usage de la force est un phénomène à prendre en considération, parce qu’il peut se répéter ailleurs dans le monde. En lisant cela, vous penserez certainement à Taïwan, bien entendu, mais il y a d’autres théâtres où le bruit des bottes pourrait et pourra se faire entendre.
En tant que Canadien, je suis à cet égard assez préoccupé de lire que « la doctrine militaire russe cite l’Arctique comme l’une des priorités de ses forces armées. Le temps où le Grand Nord paraissait à l’abri des tensions est révolu. » Non pas que j’ignorais cette réalité, mais nous avons trop souvent tendance à négliger la primauté des ressources énergétiques dans les calculs géopolitiques. Si on considère que « […] le sous-sol arctique renferme 13 % des réserves mondiales de pétrole (90 milliards de barils) et 30 % de celles de gaz » (une information citée par les auteurs), il n’en faut guère plus pour constater que nous sommes en première ligne d’un conflit potentiel à venir.
Avant le 24 février, je faisais partie de ceux qui étaient convaincus que l’armée russe était redevenue un colosse. Ses pieds étaient façonnés d’argile, certes. Mais les convictions et les ressorts qui la guident ne s’éteindront pas avec la cessation des hostilités. Et son humiliation en sol ukrainien ne pourrait que renforcer le sentiment d’aliénation entretenu par les élites russes à l’égard de l’Occident – ce qui représente un danger.
Le livre d’Isabelle Mandraud et Julien Théron est un ajout incontournable à la liste de lecture de quiconque souhaite mieux comprendre pourquoi Vladimir Poutine s’est embourbé en Ukraine. L’histoire de la Russie a été forgée par les armes, donc dans le chaos et le désordre. La stratégie de Vladimir Poutine n’est donc pas aussi aberrante qu’on pourrait le croire à première vue. Le président russe carbure à ces gènes russes qui renferment un ADN pugiliste. Si on y ajoute le fait que « l’évolution du monde moderne de l’après-guerre froide ne [le sert pas, puisqu’elle] contredit sa conception abrupte du pouvoir », il n’en faut guère plus pour comprendre que le monde vu de Moscou dépasse largement les contours du conflit ukrainien.
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Isabelle Mandraud et Julien Théron, Poutine, la stratégie du désordre, Paris, Tallandier, 2021, 384 pages.
Je tiens à exprimer ma reconnaissance envers Mme Laurène Guillemin des éditions Gallimard à Montréal pour sa collaboration appréciée avec ce blogue.