
Les événements tragiques qui se déroulent en Ukraine depuis jeudi dernier me ramènent à la lecture du livre La honte de l’Occident, à l’intérieur duquel le journaliste Antoine Mariotti relate les tribulations diplomatico-militaires par lesquelles l’Occident a littéralement laissé le champ libre à Vladimir Poutine en Syrie. C’était il y a moins de 10 ans. Je ne peux m’empêcher d’identifier dans cet ouvrage la matrice du mode opératoire du Kremlin lorsqu’il décide que le temps est venu de faire déferler sa force militaire sur un sol étranger.
Je me suis donc entretenu avec M. Mariotti et j’ai recueilli ses observations relativement à la situation actuelle dans ce pays où Moscou veut imposer par les armes un second Holodomor (terme désignant la grande famine causée en Ukraine en 1932-1933 par Staline).
Voici le contenu de notre échange.
M. Mariotti, avez-vous été étonné de l’invasion de l’Ukraine par la Russie?
Pour être honnête, oui parce que j’avais « parié » qu’il n’irait pas. Je pensais que Poutine pousserait le bouchon aussi loin que possible pour mettre une pression diplomatique, politique et même militaire… mais je ne pensais pas qu’il s’engagerait dans une offensive si massive en Ukraine, pas en dehors du Donbass. Ce n’est toutefois pas une surprise et ce n’était pas impensable, comme ont pu le titrer certains médias, parce que cela fait des mois que l’on sait que le risque existe et plusieurs semaines que les États-Unis avertissaient qu’il allait envahir. Mais je pensais qu’avec cette pression, il ne lancerait pas une telle offensive.
On en arrive là parce que les Occidentaux mais aussi le reste du monde n’a jamais été suffisamment ferme avec Vladimir Poutine.
Je pense que si vous décidiez d’écrire une suite à votre livre La honte de l’Occident au sujet de l’invasion de l’Ukraine, vous pourriez l’intituler La honte de l’Occident II. Comment diable avons-nous pu croire qu’on n’en arriverait pas là?

Oh oui, c’est vrai. Mais on pourrait l’écrire pour l’Afghanistan déjà. Pour l’Ukraine, on en arrive là parce que les Occidentaux mais aussi le reste du monde n’a jamais été suffisamment ferme avec Vladimir Poutine. On ne peut pas dire qu’on ne savait pas. Il faut se rappeler de l’invasion de 20% du territoire géorgien en 2008 (toujours d’actualité), de l’annexion de la Crimée, du soutien à la dictature syrienne et à l’écrasement par le sang de l’opposition dans ce pays, du soutien aux séparatistes du Donbass, de l’empoisonnement ou de la mort « mystérieuse » de nombreux opposants au Kremlin en Russie et à l’étranger… On savait, on condamnait, on pointait du doigt, on prenait quelques sanctions, mais jamais suffisamment fortement pour l’empêcher d’agir et le dissuader de continuer sur sa lancée. J’ai interrogé ce matin sur France 24 Salomé Zourabichvili, la présidente de la Géorgie, elle me disait que non seulement on n’a rien fait pour le dissuader mais qu’on a au contraire tout fait pour l’apaiser, pour ne surtout pas l’irriter ou le provoquer… alors que personne n’a jamais provoqué ou menacé la Russie! Elle m’a dit « les dirigeants de ce caractère-là ne se laissent pas apaiser, ça ne fait que les encourager. » Il est difficile de lui donner tort…
Vladimir Poutine a été conforté dans une idée : il peut aller aussi loin qu’il le veut, personne ne se mettra en travers de son chemin.
Dans votre excellent livre, vous évoquez à quel point la mollesse de la réaction occidentale à la situation en Syrie a permis à Vladimir Poutine et aux Russes de foncer tête baissée sur ce théâtre et ensuite d’envahir la Crimée. Croyez-vous que la situation actuelle est un prolongement de ce postulat stratégique du Kremlin?
Oui, tout à fait, et de tous les épisodes que je viens de citer. Vladimir Poutine a été conforté dans une idée : il peut aller aussi loin qu’il le veut, personne ne se mettra en travers de son chemin. Donc il continue, toujours plus fort, toujours plus loin. Cette fois, la levée de bouclier semble plus importante, il va avoir du mal à redevenir un président comme un autre. Mais est-ce suffisant pour l’arrêter? Je n’en suis pas sûr. Et surtout, c’est trop tard. Même s’il n’est jamais trop tard pour arrêter et sauver des vies.
La diplomatie russe ne sert qu’à faire écran de fumée, qu’à gagner du temps pendant que les militaires avancent.
Vous avez une solide connaissance de la guerre en Syrie et de l’intervention russe. Y a-t-il des parallèles à établir avec l’invasion en Ukraine? Y a-t-il des similitudes au niveau de la stratégie et des forces en présence?
La comparaison vaut surtout sur l’incapacité du reste du monde (mais surtout des Occidentaux, puisque ce sont toujours eux qui tentent de s’interposer dans ce genre de cas) à dissuader Vladimir Poutine de prendre le mauvais chemin, d’aller trop loin. Quand les pro-Poutine répètent à l’envi qu’il faut parler aux Russes, c’est du bla-bla. Les Occidentaux ne font que ça! Le dialogue est constant au niveau des chefs d’États, de leurs conseillers diplomatiques, des ministres des Affaires étrangères, des diplomates, des ambassadeurs, des militaires… Simplement, il faut finir par accepter le fait que nous avons été trop mous et que Poutine n’en a que faire de ce que l’on pense, il poursuit son chemin comme il l’entend. Et j’ajoute une chose importante sur la diplomatie russe, en se basant sur l’expérience syrienne, c’est qu’elle ne sert qu’à faire écran de fumée, qu’à gagner du temps pendant que les militaires avancent. Ça a été exactement ce scénario en Syrie avec des négociations diplomatiques à n’en plus finir mais sans aucun progrès alors que les militaires écrasaient tout en Syrie. Je pense que la négociation entre délégations russe et ukrainienne en début de semaine vise probablement au même résultat.
Toute l’attention médiatique se porte naturellement sur Vladimir Poutine, au niveau de la décision d’avancer sur Kyiv. Mais qui sont les têtes pensantes militaires de cette opération et quelle est leur influence véritable selon vous?
Je pense que c’est Vladimir Poutine le cerveau de tout ça. Les autres ne sont que des exécutants.
Joe Biden a tout fait pour alerter du danger.
Croyez-vous que la réaction du président Joe Biden est adéquate jusqu’à maintenant? Quelles sont les différences entre Barack Obama et Joe Biden en tant que chefs de guerre?
Ce n’est pas vraiment à moi de juger. Il faut constater qu’il a tout fait pour alerter du danger, il a été de prévenir l’invasion en rendant public les renseignements obtenus par ses services. C’était sans doute la bonne chose à faire mais en même temps ça n’a eu aucune efficacité. Aurait-il dû mouiller plus la chemise, parler davantage à Poutine? Peut-être. Mais en tant que vice-président d’Obama il sait d’expérience que ça ne fonctionne pas beaucoup. Il a voulu se montrer plus dur mais a échoué. Et on ne l’entend presque plus depuis le début de l’invasion…
Scholz [Olaf, le chancelier allemand] tout de même a le courage d’aller à l’encontre de la politique allemande en terme militaire. C’est un pas important pour ce pays.
Exception faite du locataire de la Maison Blanche, quel chef d’État occidental se démarque le plus positivement selon vous et pourquoi?
Aucun réellement. Emmanuel Macron et Olaf Scholz ont mouillé la chemise en amont, se sont mobilisés pour empêcher l’invasion, Boris Johnson en partie aussi, mais est-ce que pour autant il y a eu le moindre résultat positif? Non. Donc difficile de distribuer les bons points… Mais Scholz tout de même a le courage d’aller à l’encontre de la politique allemande en terme militaire. C’est un pas important pour ce pays.
Il faut trouver un moyen de le faire accepter de reculer sans perdre complètement la face.
Vladimir Poutine s’est peinturé dans un coin. À moins que je me trompe, il ne peut accepter de reculer sans perdre la face. Que pourrait-on considérer comme étant minimalement une victoire au Kremlin selon vous?
Sur la scène intérieure, il trouverait toujours des éléments de langage pour dire que grâce à cette intervention, la Russie est plus en sécurité ou je ne sais quoi. Ce ne serait évidemment que mensonge. En effet, s’il recule aujourd’hui il perd la face. Donc, comme personne n’interviendra militairement contre lui, il faut trouver un moyen de le faire accepter de reculer sans perdre complètement la face. Pas pour son ego mais pour arriver à le convaincre et pour ainsi sauver des vies humaines. C’est ça la diplomatie, ce n’est pas que parler avec nos amis. Maintenant, comment faire? Bon courage…
Tout étant relié en géopolitique, quelles seront les conséquences de la guerre actuelle sur la relation entre la Chine et les États-Unis? Comment voyez-vous le rôle de Pékin sur l’échiquier actuel, notamment avec la question de Taiwan?
C’est sans doute trop tôt pour le dire. En tout cas il est intéressant de voir que la Chine ne se mouille pas trop, elle reste assez prudente dans ses déclarations. Je suis curieux de voir comment les choses vont se passer de ce côté-là.
Zelensky a le grand mérite de tenir bon.
Je ne pourrais conclure sans vous demander quelle est votre évaluation du leadership du président ukrainien Volodymyr Zelensky. Je ne crois pas trop m’égarer en affirmant qu’il a surpris pas mal de monde. Qu’est que vous retenez de sa réaction dans les derniers jours?
C’est à la fois très fort et très attendu. N’est pas Ashraf Ghani qui veut… L’été dernier le président afghan avait fui son pays sans même prévenir son entourage et avant le moindre coup de feu dans Kaboul. C’était une honte absolue, quelque chose d’injustifiable. Zelensky a le grand mérite de tenir bon, de rameuter la population et les partenaires de l’Ukraine, de mobiliser le monde, d’avoir refusé de partir quand les Américains lui ont proposé de l’exfiltrer pour le mettre en sécurité. Il leur a répondu qu’il avait besoin de munitions, pas d’un tour en voiture. C’est ce que l’on attend d’un chef d’État mais c’est quand même tout à son honneur. En termes de stature internationale, il a indéniablement pris du galon depuis une semaine.
Merci infiniment M. Mariotti d’avoir accepté de vous entretenir avec nous aujourd’hui.
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L’excellent livre d’Antoine Mariotti, La honte de l’Occident est publié chez Tallandier. Une lecture essentielle en ce moment charnière de notre histoire.