À 99 ans, son esprit et sa plume demeurent toujours aussi aiguisés. Henry Kissinger distille son expertise aguerrie des relations internationales et, malgré les controverses suscitées comme lorsqu’il conseillait que l’Ukraine devienne « […] un État-tampon entre la Russie et l’Union européenne », ses lumières sont toujours aussi éclairantes parce qu’elles sont dénuées de l’émotion chevillée au corps de la « tyrannie de l’instant ».
Henry Kissinger m’accompagne intellectuellement depuis mes années universitaires, alors que je me plongeais dans son livre-phare Diplomatie et que je partais à la recherche de sa dernière tribune. Nous n’avions pas accès aux banques de données à cette époque. L’exercice n’était donc pas aussi simple et rapide qu’aujourd’hui. Il ne cesse depuis de me fasciner et je prête toujours une oreille très attentive à ses propos.
J’étais donc extrêmement heureux de plonger le nez dans la biographie que lui a récemment consacré le diplomate français Gérard Araud. Henry Kissinger : le diplomate du siècle (Éditions Tallandier) propose un tour d’horizon solide de la vie, de la pensée et de l’oeuvre du grand homme. Alors que l’Holocauste frappe son Allemagne natale, l’adolescent juif de 15 ans arrive avec sa famille aux États-Unis en août 1938. C’est le début d’un parcours exceptionnel qui verra le jeune académique s’épanouir dans les cercles du pouvoir américain après la Seconde Guerre mondiale.
Sous une plume très agréable, l’auteur détaille avec brio la personnalité de son sujet (j’ai personnellement savouré le passage sur l’amour de Kissinger pour le junk food). Toujours est-il que dans son ascension du mât de Cocagne, l’intellectuel des relations internationales se démarque par une forte dose d’obséquiosité – ce qui est pratiquement inévitable – et d’une personnalité que plusieurs seraient probablement tentés de cataloguer comme étant peu attachante. Probablement une manière de masquer une profonde insécurité héritée de sa jeunesse… Tout cela pour dire qu’il deviendra le conseiller des grands et il le demeurera jusqu’à ce jour. Chemin faisant, il encourt naturellement la jalousie et la haine de ses pairs. La nature humaine affiche souvent cette caractéristique qui consiste à mépriser ce que l’on ne peut égaler.
Mais au-delà de ses attributs personnels, c’est aussi la pensée de Kissinger qui doit nous intéresser. Surtout dans le contexte actuel où les bruits de bottes et des caissons de munitions se font de nouveau entendre sur les points chauds de la planète.
D’emblée, Kissinger est un conservateur dans sa vision du monde. Face à ceux qui prônent le changement de l’ordre international, il est l’apôtre de la stabilité. Pour lui, « le désordre, c’est le mal absolu ». Convaincu que les hommes font l’histoire, il s’est toujours intéressé aux plus grands d’entre eux. À ce chapitre, le général De Gaulle se classe parmi les plus importants et c’est la raison pour laquelle il se retrouve parmi les 6 personnages qui alimentent le propos de son dernier livre Leadership qui vient d’apparaître en librairie. À l’instar du fondateur de la 5e République, celui qui laissera sa marque sur la scène politique américaine en tant que Conseiller à la sécurité nationale et Secrétaire d’État sous la présidence de Richard Nixon abhorre les idéologies. Parce qu’elles pèsent peu « face aux rapports de force » entre les puissances.
L’auteur, un ancien diplomate français de haut niveau, image très bien cet état de fait lorsqu’il écrit que « […] la communauté internationale, c’est la cour de récréation d’où le surveillant s’est absenté. Être le plus gentil, le plus intelligent ou le plus respectueux du règlement n’y sert pas à grand-chose, c’est être le plus fort ou le plus malin qui compte. » Le jeune Kissinger l’avait très bien compris en voyant les affres de l’Holocauste commencer à sévir contre ses coreligionnaires dans l’Allemagne de sa jeunesse. Ce qui n’est pas sans nous rappeler la doctrine du Big Stick du président Theodore Roosevelt qui conseillait de parler doucement mais de se promener avec le gros bâton. Au cas où…
En introduction de son livre, Gérard Araud cite à cet effet une application « kissingerienne » de ce concept, avec le rapprochement récent entre Israël et les monarchies du Golfe Persique. Après des années d’embrigadement derrière la cause palestinienne, les têtes couronnées de la péninsule arabique ont constaté que Jérusalem vaut cent fois mieux que Téhéran dans leur intérêt national. Ce nouveau positionnement des plaques géostratégiques a été largement rendu possible grâce aux efforts déployés par l’administration Trump. Mais c’est une autre histoire.
Pour éviter que les tensions entre les grandes puissances n’amènent les dirigeants à faire toner les canons, il est impératif de trouver « une forme d’entente ». Kissinger a consacré sa vie à faire la démonstration de cette nécessité. Et le meilleur exemple est probablement au niveau des relations avec la Chine. Il n’est donc pas étonnant qu’il en ait appelé l’année dernière à « […] la nécessité de définir un nouvel ordre international qui intègre pleinement la Chine. »
Le réputé journaliste britannique Gideon Rachman a récemment publié un livre révélateur intitulé The Age of the Strongman (l’ère des hommes forts ou des autocrates si vous préférez). Son argumentation m’a immédiatement fait penser à l’un des passages les plus marquants du livre de Gérard Araud. Lors de sa dernière rencontre avec le grand homme, l’illustre diplomate – en fin connaisseur de l’importance des grands personnages dans l’histoire – lui faisait remarquer que « dans la période de transition que nous vivons, alors qu’aucun ordre commun n’est accepté par les principales puissances du monde, nous sommes condamnés à voir émerger des personnalités qui sont hors normes parce qu’il n’y a plus de normes. C’est une période dangereuse mais inévitable. »
Henry Kissinger est probablement notre meilleur guide pour traverser les tempêtes qui secouent actuellement l’océan des relations internationales. L’historiographie en général et le lectorat francophone en particulier ont une dette de reconnaissance envers Gérard Araud de nous avoir offert cette excellente biographie au sujet de cette figure hors norme.
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Gérard Araud, Henry Kissinger : le diplomate du siècle, Paris, Tallandier, 2021, 334 pages.
Je remercie Mme Laurène Guillemin de la maison Gallimard à Montréal de m’avoir aimablement transmis un exemplaire de ce livre. Sa collaboration avec ce blogue est non seulement des plus précieuses mais aussi sincèrement appréciée.