Je suis un grand amateur des livres de Vladimir Fédorovski. Par sa plume agréable et inspirée, cet auteur prolifique et ancien conseiller de Mikhaïl Gorbatchev fait pénétrer ses lectrices et ses lecteurs dans l’âme de l’histoire politique de la Russie. C’est d’ailleurs avec énormément de plaisir que j’ai lu et recensé l’éclairante biographie qu’il a récemment consacrée au dernier président de l’URSS – Le Roman vrai de Gorbatchev, publié chez Flammarion il y a quelques mois. Je m’attaquerai bientôt à sa biographie de Staline. Pour l’heure, voici le contenu de l’entretien téléphonique qu’il m’a accordé le 28 septembre dernier.
Monsieur Fédorovski, bonjour et merci infiniment de m’accorder un entretien. Je vous remercie pour votre œuvre et c’est toujours un très agréable plaisir de vous lire. Sans plus tarder, quelle est votre lecture des relations actuelles entre l’Occident et la Russie?
Il y a une affinité extraordinaire entre l’Occident et la Russie. Je n’accepte pas cette bêtise qu’est la diabolisation. Nous vivons dans un climat pire que celui de la Guerre froide. Sous la dictature du politiquement correct, les médias mentent et croient en leurs mensonges. Parce que nous avons besoin d’un adversaire. C’est inculte. Comme l’affirmait l’ancien ministre français des affaires étrangères, Hubert Védrine, c’est une fatigue intellectuelle. Par rapport à Vladimir Poutine, mon approche est gaullienne. Les chefs d’État comme Vladimir Poutine et Justin Trudeau passeront. Les intérêts nationaux et la paix, de leur côté, demeureront.
À la page 174 de votre biographie de Gorbatchev, vous écrivez à propos de la chute du Rideau de fer : « Ce recul géopolitique, sans aucune contrepartie de la part de l’Occident, ne sera jamais pardonné à Gorbatchev par l’opinion publique russe. » Croyez-vous que ce soit la raison pour laquelle Vladimir Poutine est si ancré dans son opposition à l’Occident, pour ne pas déplaire à son opinion, par pragmatisme?
On méprise les Russes, on les considère comme un peuple perdant. On oublie qu’ils ont sauvé l’Occident des nazis à Stalingrad. C’est nous, les partisans de la démocratisation du système, les combattants de la liberté, qui avons tué le communisme. Cette idéologie aurait pu triompher. Les Occidentaux nous ont humiliés. Les Russes peuvent être un atout pour l’Occident. Dans le contexte de la lutte à l’Islam radical, ils disposent d’une longue expérience de la gestion de la coexistence avec l’Islam. Nous ne demandons pas mieux que de nouer une alliance avec l’Occident. Cela dit, Poutine a suivi l’évolution de son opinion publique.
Les Russes n’ont pas oublié les années Eltsine [Boris Nikolaïevitch Eltsine, président la Fédération de Russie entre 1991 et 1999] , les pires pour eux. Les années 1990 expliquent Poutine. C’est la pire période de l’histoire de la Russie. C’était même pire que durant les années précédant la révolution de 1917. Ce fut le point de bascule pour l’opinion publique. D’une période durant laquelle 80% de la population était pro-occidentale, alors que seulement 20% était d’avis contraire. C’est maintenant l’inverse. On méprise aujourd’hui le message des Occidentaux et c’est ce qui nous a jeté dans les bras de la Chine. Les Russes conçoivent le déclin de l’Europe et de l’Occident, notamment sur le plan des valeurs. L’alternative à Poutine, ce sont les néostaliniens. Ça en dit long sur les états d’âme des Russes. C’est malheureusement irréversible selon moi, parce que l’opinion publique et les élites ont été contaminées.
La rencontre de Genève entre les présidents Biden et Poutine découlait selon moi du fait que Washington s’est rendu compte qu’on est allés trop loin et qu’il y a un risque de guerre. Même durant la Guerre froide, on n’avait jamais interrompu la coopération par rapport à la lutte au terrorisme. Mais ce fut interrompu durant les dernières années. Genève avait donc pour objectif de renouer le contact.
Sur les derniers miles de sa vie, alors qu’il était mourant, Mitterrand m’avait déclaré : « Gorbatchev n’appartient pas au passé. Il appartient à l’avenir. » Il a enterré la Guerre froide. L’avenir de la Russie, c’est l’aigle bicéphale qui regarde d’un côté vers l’Europe et de l’autre vers l’Asie. Il faut s’orienter en fonction des intérêts nationaux. Il est donc impératif d’éviter une alliance avec la Chine. Il faut se détacher des fantasmes du monde virtuel, qui représentent une menace pour l’avenir de l’Humanité.
La citation de Staline à l’effet que « Le peuple a besoin d’une idole, le Kremlin a besoin d’un tsar » (page 109) m’apparaît très bien résumer la nature historique du pouvoir en Russie et la posture du président actuel. Mais quelle est la force du pouvoir poutinien selon vous?
Le pouvoir de Poutine repose sur quatre piliers. Premièrement, la hausse du prix du pétrole, qui est 20 fois plus élevé que sous Gorbatchev et Eltsine. Les Russes vivent 10 fois mieux que sous Eltsine.
Deuxièmement, il s’adresse à l’histoire du pays. C’est un excellent metteur en scène. Il y a le tsar, Staline et lui-même. Il fait appel à la grandeur du pays, à son âme.
Troisièmement, le phénomène Poutine est une ânerie des Occidentaux. La fin du communiste était une chance historique, un cadeau de Dieu. Mais, croyant que la Russie disparaîtrait, les Occidentaux ont voulu réinventer l’histoire. Ils ont menti sur la gestion de la diplomatie de la Guerre froide. J’étais présent à la rencontre entre James Baker et Eduard Shevardnadze, lorsque le premier s’est engagé à ce que l’OTAN ne bouge pas d’un pouce. On connaît la suite de l’histoire… Ce fut leur plus grande erreur. Ils ont contribué à ce que les Russes ne veuillent plus s’associer à eux.
Quatrièmement, Poutine est un artiste. Lorsqu’il était l’adjoint d’Anatoly Sobchak, maire de Saint-Pétersbourg, j’ai eu la chance de le croiser à quelques reprises. C’était un personnage invisible, à la limite insignifiant. C’est la qualité qui a pavé sa voie royale vers le pouvoir. La marionnette est devenue marionnettiste.
On dit de Vladimir Poutine qu’il est un féru d’histoire, un lecteur avide. Au-delà de Pierre le Grand, quels sont ses modèles et est-il un féru de lecture?
Au risque de vous décevoir, Poutine n’est pas un féru de lecture. Le président russe n’est pas un intellectuel, mais un pragmatique. Ce n’est pas un De Gaulle des temps modernes. Il a été formé dans et par la rue. Dans sa prime jeunesse, à 12-13 ans, il a appris à survivre par la force de ses poings. C’est le sport qui l’a sauvé de la rue. Intellectuellement, il utilise le judo comme ses tactiques face à ses adversaires. Au KGB, ce n’était pas un grand espion. Ses références sont superficielles. Cela dit, il est très attaché à Saint-Pétersbourg et à la figure de Pierre le Grand.
Puisque cela vous intéresse, je préciserais que les deux plus grands lecteurs, parmi les dirigeants de la Russie, furent Catherine la Grande et Staline. Ce dernier enfilait 400 pages par jour. Poutine, pour sa part, façonne et écrit l’histoire. Mais nous sommes loin d’une comparaison avec Alexandre III. Staline lisait dans ses temps libres. Poutine, lui, s’adonne au sport.
Merci infiniment M. Fédorovski pour la générosité de votre temps. Au plaisir de m’entretenir de nouveau avec vous dans l’avenir.
Le tout nouveau livre de Vladimir Fédorovski, Amour et inspiration : Muses, artistes et collectionneurs a été publié le 30 septembre chez Balland.
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Je tiens à exprimer toute ma reconnaissance à Mme Simone Sauren, des éditions Flammarion à Montréal, pour son aide précieuse dans l’obtention et la réalisation de cette entrevue. Sa généreuse collaboration est sincèrement appréciée.
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