Si je vous demandais de me dire quel dirigeant russe a prononcé les paroles suivantes: « Pour défendre mes frontières, je n’ai d’autre choix que de les étendre », il y a fort à parier que vous penseriez qu’il s’agit de Vladimir Poutine. Après tout, ne lui impute-t-on pas actuellement – et peut-être à bon droit – des desseins guerriers en Ukraine? Mais cette citation provient de Catherine II, dite la Grande (1729-1796), celle-là même qui « […] prit le sud de l’Ukraine et annexa à la Russie la dépendance ottomane de Crimée en 1783, ce qui aura des répercussions historiques jusqu’au XXIe siècle. » Qui a dit que l’histoire ne se répète pas?
Extraites de la Brève histoire de la Russie : Comment le plus grand pays du monde s’est inventé de l’historien britannique Mark Galeotti, ces citations permettent de comprendre les principaux ressorts de l’histoire politique de ce pays aussi captivant que mystérieux.
L’une des notions qui revient le plus souvent dans le livre est celle de la sécurité. L’auteur relève une anecdote amusante mais révélatrice de ces Vikings, parmi les premiers visiteurs de ce qu’allait devenir la Russie et qui « […] se méfiaient tellement les uns des autres et des populations environnantes qu’ils ne pouvaient sortir se soulager sans être accompagnés de trois compagnons en armes pour les protéger. » Les menaces et les invasions extérieures aidant, ce trait de caractère n’allait pas s’estomper. Avec pour résultat que « […] la Russie a toujours été condamnée à être cernée par de grandes puissances, à la fois menaçantes et sources d’inspiration, et elle a résisté à leur emprise […]. »
Pour rappel historique, la Russie a notamment été envahie par les Mongols, les Polonais, les armées de Napoléon et les hordes nazies dans le passé. Peut-on reprocher à la psyché nationale de ce pays de conserver certains réflexes défensifs à cet égard?
Tout cela me rappelle une longue conversation que j’avais eue avec Vladimir Fédorovski, un ancien proche conseiller de Mikhaïl Gorbatchev que je ne qualifierais pas de partisan du président actuel et qui me racontait en détail une discussion historique entre le ministre soviétique des affaires étrangères, Édouard Chevardnadze, et le secrétaire d’État américain James Baker. Lors de cette discussion, le second s’était engagé envers le premier à ce que l’OTAN ne bouge pas d’un pouce. Visiblement, comme le dit l’adage, les promesses n’engagent que ceux et celles qui les croient.
Je ne connais pas dans le détail les appétences de lecture du président russe, mais il semble que Pierre le Grand ait été l’un de ses modèles à un moment de sa carrière. Là aussi, Mark Galeotti permet de mesurer la continuité de l’histoire lorsqu’il évoque le fait que ce tsar féroce, ingénieux et réformateur a su utiliser l’outil militaire pour donner un statut de grande puissance à son pays.
On entend actuellement le bruit des bottes et le vrombissement des convois militaires aux frontières de l’Ukraine. C’est le branle-bas de combat dans les chancelleries occidentales qui veulent éviter une répétition du scénario de 2014 en Crimée et dans le Donbass. J’abonde cependant dans le même sens que Michel Goya, un militaire et historien français qui figure – selon moi – parmi les spécialistes les plus nuancés et rationnels de la polémologie. Celui-ci affirmait il y a quelques jours sur Twitter que : « […] mobiliser visiblement des forces aux frontières, c’est une opération militaire, mais l’objectif n’est pas forcément de préparer une attaque ou une saisie, mais plutôt d’exercer une pression. »
À elle seule, cette citation dit tout. Si Vladimir Poutine voulait la guerre, j’ai tendance à croire que nous y serions déjà enfoncés. Non, ce qu’il veut, c’est le respect des impératifs sécuritaires et du statut de grande puissance de son pays. Rien de plus, rien de moins. On peut craindre les Russes et Vladimir Poutine autant qu’on le souhaitera, mais sont-ils plus menaçants que la cécité de plusieurs à prendre en considération que – ne serait-ce qu’en raison de sa position géographique et géopolitique – la Russie est et demeurera une puissance avec laquelle il faut composer? Vladimir Poutine n’en démordra pas. Son pouvoir en dépend et comme l’illustre l’auteur, ceux et celles parmi ses prédécesseurs qui ont triomphé furent également les plus impitoyables. Pourquoi agirait-il autrement?
Cette Brève histoire de la Russie se veut un excellent survol de la nature du pouvoir russe et de la personnalité fascinante – et parfois désolante – des hommes et des femmes qui l’ont exercé. À deux ans de la prochaine échéance électorale, force est d’anticiper que le président russe ira jusqu’au bout de cette confrontation psychologique avec l’Occident.
« L’art de la guerre, c’est de soumettre l’ennemi sans combat » disait Sun Tzu. Les Russes savent que l’Occident n’est pas friand d’utiliser l’outil militaire et que son opinion publique rechignera à consentir le sacrifice ultime des soldats qui tomberaient dans un éventuel combat. Vladimir Poutine ne le sait que trop bien. Alors que tous les regards sont braqués sur les canons et les mouvements de troupes, le Kremlin déplace donc adroitement les pions sur l’échiquier de cette guerre irrégulière (irregular warfare) qui comprend justement le volet psychologique dans lequel les Russes sont passés maîtres.
C’est un fait bien connu de tous les férus d’histoire de la Russie, mais le grand mérite de Mark Galeotti est de nous rappeler à quel point l’âme de ce pays a été forgée au feu de la guerre à travers l’histoire.
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Mark Galeotti, Brève histoire de la Russie : Comment le plus grand pays du monde s’est inventé, Paris, Flammarion, 2021, 318 pages.
Je tiens à remercier Mme Simone Sauren, l’excellente directrice des communications des Éditions Flammarion à Montréal, qui m’a aimablement transmis un exemplaire de ce livre et avec laquelle il est toujours très agréable de traiter.