L’histoire comme arme géopolitique

Lors d’une récente discussion, un ancien haut-gradé des Forces armées canadiennes me faisait prendre conscience à quel point la géopolitique nous affecte. Quotidiennement. Par exemple, au niveau des chaînes d’approvisionnement, lesquelles dépendent largement du transport maritime. Quand on sait que la principale route commerciale est celle qui relie la Chine à l’Europe par le canal de Suez, il y a tout lieu de s’intéresser de beaucoup plus près à ce qui se passe en mer de Chine. Mais comme c’est moins visible et criant que le bruit de bottes qui se font entendre actuellement aux frontières de l’Ukraine ou de l’exaspération découlant des négociations corsées avec l’Iran, on y prête moins attention.

C’est justement cet aspect inaudible des relations internationales que l’historien et spécialiste en géopolitique Thomas Gomart s’emploie à illustrer dans son dernier livre, Guerres invisibles : Nos prochains défis géopolitiques (Tallandier) dont je viens de terminer la passionnante lecture.

L’autorité morale des États-Unis s’effrite et l’Occident est sur le déclin en termes de puissance, constate l’auteur. En témoigne notamment le fait que la US Navy a été reléguée au deuxième rang par les forces navales de l’Armée populaire de libération (APL) chinoise, comme le décrit Jean-Pierre Cabestan dans son dernier livre. Mais ça, c’est pour une prochaine recension. Thomas Gomart cite un haut responsable de la sécurité indienne qui lui a confié que les Chinois ont le sentiment « […] que c’est leur moment. » Pékin acquiesce donc au conseil prodigué jadis par le cardinal de Richelieu (inventeur de la première agence de renseignements par les écoutes de communications), que le directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI) appelle à témoigner à propos de l’enseignement selon lequel « la première chose qu’il faut faire est de se rendre puissant sur la mer, qui donne entrée à tous les États du monde. » Washington demeure certes en première place en tant que positionnement militaire global. Pour combien de temps?

L’argument le plus intéressant soulevé selon moi dans Guerre invisibles est celui de la démographie. Le géopoliticien appelle cette fois l’un des pères de l’école réaliste en relations internationales, Hans Morgenthau, qui affirmait qu’« aucun pays ne peut rester ou devenir une puissance de premier plan s’il ne fait pas partie des nations les plus peuplées de la terre. » Voilà qui semble sceller le destin de l’Occident, lorsqu’on considère le vieillissement de la population des principaux alliés de l’Oncle Sam. Il serait donc nécessaire de nouer des alliances militaires avec des pays à forte démographie, comme l’Indonésie, les Philippines et l’Inde.

L’auteur relève également qu’avant d’être l’atelier du monde, la Chine en fut le laboratoire. À témoin, l’invention de la boussole, de la poudre, du papier et de l’imprimerie dans l’Empire du milieu. Le pays s’est remis en chantier avec la puissance numérique, l’intelligence artificielle permettant à Pékin « […] à la fois de nourrir la croissance économique et de consolider la sécurité nationale. » Pas étonnant que le cyberespace soit devenu le principal champ de bataille entre les systèmes idéologiques à l’intérieur desquels se rangent les pays. En un sens, le virtuel est aussi crucial que les frontières géographiques.

Il me serait également difficile de ne pas soulever un aspect essentiel mais trop ignoré. Nous vivons dans une société de l’instantané d’où l’effort et la réflexion ont été évacués. Un monde de Calinours. Il est facile de croire que l’Occident continuera de trôner sur l’ordre mondial, parce que ça lui revient en raison de ses valeurs et du fait que c’est ainsi depuis des décennies. À la lecture de Guerres invisibles, on comprend rapidement que la notion de puissance est un chantier sur lequel un pays, un système ou une idéologie, doit plancher souvent dans l’ombre mais toujours avec détermination et patience.

À cet égard, deux anecdotes partagées dans le livre sont très évocatrices de la capacité de la Chine à endosser les habits de la puissance. « Deng Xiaoping conseillait à son successeur Jiang Zemin de passer quatre jours sur cinq avec le haut commandement. » Il était naturellement question de surveillance idéologique, mais cela témoigne du fait que les dirigeants chinois ne rechignent pas à prioriser le secteur militaire. Tel n’est malheureusement pas toujours le cas en Occident. Plus souvent qu’autrement, nous y cherchons à gommer le facteur militaire et l’importance à y accorder. Parce que cela nous ramène à une réalité à laquelle on ne veut pas se frotter.

La deuxième anecdote est tout aussi révélatrice. « Il y a du pétrole au Moyen-Orient », déclarait Deng Xiaoping, « il y a des terres rares en Chine ». Il faisait référence à la stratégie énergétique chinoise, mais son affirmation témoignait également du fait que les Chinois savent être patients et inscrire leurs actions dans la durée. La patience, Némésis de l’immédiateté.

Il pourrait être tentant de succomber au constat que l’Occident ploiera inévitablement sous le fardeau des prochains défis géopolitiques et de l’ascension de ses adversaires. Thomas Gomart précise cependant que « la supériorité technologique n’est pas forcément synonyme de supériorité militaire. D’autres facteurs comme la santé, l’entraînement, le moral, l’organisation, la doctrine ou la qualité des chefs contribuent à cette dernière. »

Savoir être conscients des obstacles sur la route, c’est déjà une preuve de discernement. Et cette sagesse se trouve dans l’expérience des grands praticiens de la géopolitique du passé. C’est là le plus grand mérite de ce livre qui se veut une lecture essentielle, à l’heure où les plaques tectoniques du monde se frappent pour former les nouveaux continents de la puissance.

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Thomas Gomart, Guerres invisibles : Nos prochains défis géopolitiques, Paris, Tallandier, 2021, 317 pages.

Je tiens à exprimer ma reconnaissance envers Mme Isabelle Bouche des Éditions Tallandier pour son habituelle et généreuse collaboration.

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