The best books, their authors and the great people who inspire these stories / Les meilleurs livres, leurs auteurs et les grand.e.s de l'histoire qui les inspirent.
Les présidents chinois, Xi Jinping, et des États-Unis, Joe Biden (source Al Jazeera)
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Je publie aujourd’hui la deuxième partie de l’excellente entrevue que j’ai récemment réalisée avec le sinologue et auteur réputé Jean-Pierre Cabestan.
Professeur, à la page 132 de votre livre Demain la Chine : guerre ou paix?, vous écrivez : « La mauvaise nouvelle est que même si les États-Unis remportent la bataille du blocus [contre Taiwan], ils ne sont pas certains de gagner la guerre : Taiwan est plus proche de la République populaire que du continent américain et Pékin est probablement plus résolu que Washington à arriver à ses fins. » Observez-vous une baisse de détermination chez les élites américaines par rapport à Taiwan? Non pas pour l’instant, et pas du tout dans un avenir prévisible. Cette considération porte sur le long terme et surtout dans le contexte postérieur à une tentative chinoise de prise de contrôle de Taiwan par des moyens militaires. Le rapport des forces actuels dans le Pacifique occidental contraint déjà les États-Unis de recourir à des moyens asymétriques pour espérer contrer toute opération de l’APL (Armée populaire de libération).
Dans la foulée de ma recension de son dernier livre, le sinologue réputé Jean-Pierre Cabestan, qui est professeur de sciences politiques à la Hong Kong Baptist University, a généreusement accepté de m’accorder une entrevue. Étant donné sa longueur, j’ai décidé de la publier en deux parties.
Puisqu’il y est question de la Chine et de l’impact de la guerre en Ukraine sur les relations entre Pékin et Washington, ses observations mettent en lumière une dynamique incontournable dans les relations internationales.
Voici le contenu de notre échange.
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Professeur Cabestan, dans votre excellent livre Demain la Chine : guerre ou paix?, vous évoquez souvent la notion de « passion et de poudre ». Nous en observons actuellement une manifestation ailleurs sur le globe, en Ukraine. Quelle est votre lecture de l’attitude de la Chine dans la guerre initiée par Moscou en Ukraine? Pensez-vous que l’attitude du Kremlin vient brouiller les cartes pour Xi Jinping?
L’invasion de l’Ukraine par la Russie complique les choses pour Xi Jinping, et pas seulement à propos de Taiwan. Elle montre que le passage du seuil de la guerre a de multiples conséquences, souvent incalculables, et peut déclencher une escalade, voire une nucléarisation du conflit, également difficilement prévisible et contrôlable.
La Chine dérange. Elle inquiète. Parce qu’on la méconnaît. C’est un réflexe naturel. Sa montée en puissance, notamment sur le plan militaire où elle occupe dorénavant la première place au niveau des forces navales, fait en sorte qu’on lui impute des desseins guerriers en mer de Chine méridionale ou même à Taïwan. Ce discours est notamment alimenté par un discours manichéen omniprésent dans des interventions médiatiques fréquemment réductrices et souvent alimentées par des observateurs nageant dans une superficialité nocive.
Dans Guerres invisibles, Thomas Gomart écrit, et il vaut la peine de le citer, que « la guerre froide a donné naissance à plusieurs générations de kremlinologues qui cherchèrent à analyser les jeux politiques en URSS et dans le bloc communiste. Rares, très rares, sont aujourd’hui les spécialistes capables de saisir les rapports de force au sein du Parti communiste chinois (PCC). » À mesure que l’Empire du Milieu prend de l’ascendant sur l’échiquier international, force est de reconnaître qu’il importe de prêter l’oreille à ceux et celles qui ont pour vocation professionnelle de bien et mieux connaître ce pays.
Le commandant Jean Michelin (ministère des armées)
Suite à la publication de ma recension de son excellent ouvrage Jonquille – Afghanistan 2012, le Chef de bataillon (commandant) Jean Michelin a eu la très grande amabilité d’accepter de répondre à quelques questions de ma part.
Voici donc le contenu de notre échange :
Question : À la page 265 [de votre livre], vous écrivez : « c’était cruellement banal : la France était en vacances, mais nous, nous n’oublierions pas. » Vous faisiez référence au fait qu’un sous-officier des Advisory Teams était tombé au combat. J’ai cru percevoir une certaine frustration de votre part, relativement à la méconnaissance de la mission qui vous était confiée sur ce théâtre d’opérations. Dit autrement, la population en général s’en préoccupe bien peu. Qu’aimeriez-vous que les gens réalisent à propos de votre mission en Afghanistan?
“Il y avait clairement de ma part une ambition secrète, en écrivant ce livre, d’être lu au-delà de la communauté d’intérêt du monde de la Défense, et je ne m’en cache pas. Est-ce que j’ai réussi, c’est une autre question! Mais je suis content d’avoir au moins essayé.”
Réponse : Il y a toujours de la frustration quand un mort au combat est traité de façon expéditive par les médias nationaux. C’est, je pense, une réaction normale quand on est sur place et que l’on sent que l’opinion ne s’intéresse guère à ce que les soldats, déployés au nom du pays et donc de sa population, sont en train de vivre. Mais c’est aussi paradoxal, parce que d’une façon générale, nous n’aimons guère le dolorisme outrancier qui trahit un certain défaut de résilience. Je crois que la vérité est quelque part entre les deux: le traitement médiatique est un symbole du sentiment général face aux forces armées qui s’est développé ces dernières années, celui d’une sympathie sincère mais quelque peu indifférente. C’est assez logique, parce que les armées renvoient une impression de solidité, de valeurs, de confiance qui est soigneusement entretenue (et méritée), mais à l’échelle d’une population, peu de gens sont concernés par la Défense (soit personnellement, soit par l’intermédiaire d’un proche, parent ou ami). Il y avait clairement de ma part une ambition secrète, en écrivant ce livre, d’être lu au-delà de la communauté d’intérêt du monde de la Défense, et je ne m’en cache pas. Est-ce que j’ai réussi, c’est une autre question! Mais je suis content d’avoir au moins essayé.
Question : Nous avons le privilège de découvrir votre récit dans le confort de notre foyer ou devant un petit café (le genre qu’on aimerait placer dans un colis pour vous l’envoyer en Afghanistan si on pouvait revenir en arrière), mais on sent très bien que le genre de mission à laquelle vous avez pris part est un exercice très difficile. Quel est, selon vous, l’élément (qualité) essentielle pour passer au travers avec succès?
“Le facteur essentiel de succès, c’est la formation et l’entraînement.”
Réponse : Je ne vais pas être original, mais le facteur essentiel de succès, c’est la formation et l’entraînement. Cela part des hommes et des femmes que l’on commande, évidemment, et que j’ai voulu mettre au cœur du livre, parce que ce sont eux qui ont été le plus exposé. Mais j’ai toujours eu confiance en eux parce que je m’étais entraîné avec eux, que je les connaissais, que je savais ce que je pouvais leur demander. Cela prend du temps et cela nécessite des moyens, mais c’est absolument essentiel. Le 9 juin, et dans d’autres moments de tension, j’ai – comme tous mes subordonnés – fait ce que je savais faire, ce que j’avais appris à faire, ce que j’avais répété et perfectionné pendant des heures, des jours, des nuits. La formation et l’entraînement, c’est souvent la variable d’ajustement qui souffre de la suractivité, ce n’est pas toujours amusant, mais c’est indispensable. Pour un chef, je crois aussi qu’il faut prendre soin de ses subordonnés, les aimer, les connaître. C’est ce que j’ai cherché à faire. Je ne le regrette pas. Je citerais volontiers mon chef de corps, qui nous a répété à de nombreuses reprises, en fin de mission et après le retour: “je n’ai eu peur de rien car j’étais sûr de vous.” Je suis très jaloux de cette phrase à laquelle je souscris totalement.
Question : Étant féru d’histoire militaire et des grands noms qui en ont jalonné l’écriture depuis des temps immémoriaux, puis-je me permettre de vous demander quel grand chef de guerre vous inspire le plus et pourquoi?
“J’ai une vraie admiration pour Monclar, par exemple, qui, à la veille de la retraite, et alors qu’il était général de corps d’armée, a troqué ses étoiles contre des galons de lieutenant-colonel pour aller commander le bataillon français de Corée.”
Réponse : C’est difficile à dire. Il y a beaucoup de grands noms, de grands chefs, de grands capitaines et de grands généraux dans l’histoire, et dans l’histoire de France en particulier. Je n’ai pas forcément de “héros personnel” défini, mais je suis indéniablement nourri d’une culture militaire française qui a produit de grands chefs non dépourvus de panache. J’ai une vraie admiration pour Monclar, par exemple, qui, à la veille de la retraite, et alors qu’il était général de corps d’armée, a troqué ses étoiles contre des galons de lieutenant-colonel pour aller commander le bataillon français de Corée. Quand on sait la carrière qu’il a eu avant, c’est quand même quelque chose de fort. Et puis, je crois qu’il y a un beau symbole, au soir de sa vie active, près de raccrocher le képi, à retourner au sein de la troupe, près du contact et près des hommes. On passe toute une carrière à regretter ses années de lieutenant et de capitaine, quand on découvre la vie d’officier d’état-major, après tout. J’aime bien cette idée – ce qui ne signifie pas que je m’en sentirais capable pour autant!
Question : À la page 268, vous écrivez : « […] je fumai en interrogeant du regard le ciel vide et adressai une prière silencieuse et maladroite pour le repos des âmes venues servir dans ce recoin désolé du monde. » Sans vouloir m’immiscer dans votre for intérieur, mais quel est le rôle, l’importance, de la foi dans ces missions de guerre que l’on confie à nos militaires?
“J’ai essayé de faire en sorte, quand les conditions opérationnelles le permettaient, que les gens qui le voulaient puissent pratiquer leur religion pendant la mission, que ce soit aller à la messe ou observer le jeûne du Ramadan.”
Réponse : C’est compliqué. Hormis mon cas personnel, qui n’a que peu d’intérêt, je sais toutefois l’importance qu’a ou qu’a pu avoir la foi religieuse en opérations. Il y a quelque chose de très intime mais qui peut être très fort dans ces moments-là. J’ai essayé de faire en sorte, quand les conditions opérationnelles le permettaient, que les gens qui le voulaient puissent pratiquer leur religion pendant la mission, que ce soit aller à la messe ou observer le jeûne du Ramadan. Avoir des aumôniers, imams ou rabbins militaires est une bonne chose, mais je conçois aussi que cela ne convienne pas à tout le monde. Dans un système très régenté par les règles et les consignes de tous ordres, c’est un espace de liberté qui appartient à chacun et que je me suis contenté de respecter sans chercher à imposer quoi que ce soit.
Question : Je suis amateur de Scotch (Whisky). J’ai donc beaucoup aimé les clins d’œil effectués en direction de ce divin breuvage dans votre livre – notamment le récit de la bonne bouteille dégustée dans des verres de cantine (p. 331). Accepteriez-vous de me dire quelle est votre marque de Scotch favorite?
Réponse : J’en bois moins depuis quelques années, étrangement, mais j’aime bien le Caol Ila. Il est hélas introuvable sous mes latitudes actuelles, mais j’ai appris à apprécier le bourbon pour compenser.
Question : Finalement, je serais infidèle à ma passion des bonnes lectures si je ne tentais pas de savoir si vous avez l’intention de reprendre la plume dans un avenir prochain? Prévoyez-vous écrire de nouveau au sujet des affaires militaires?
“Je n’exclus pas de continuer à toucher au monde militaire, parce qu’il y a des problématiques que j’aimerais explorer dans la fiction, mais je n’ai pas non plus envie de m’enfermer dans un genre.”
Réponse : Oui, j’aimerais bien continuer à écrire – j’écris depuis que je suis tout petit. J’ai un projet de roman en cours, c’est une première pour moi. J’espère arriver à le terminer, j’espère aussi qu’il sera suffisamment bon pour être accepté par mon éditeur! Je n’exclus pas de continuer à toucher au monde militaire, parce qu’il y a des problématiques que j’aimerais explorer dans la fiction, mais je n’ai pas non plus envie de m’enfermer dans un genre. Mon rêve, c’est de me sentir un jour suffisamment légitime et suffisamment libre pour pouvoir raconter toutes sortes d’histoires. J’aime bien raconter des histoires.
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Je tiens à remercier vivement le Chef de bataillon (commandant) Michelin non seulement pour sa plume exceptionnellement agréable et engageante, mais aussi pour sa grande générosité envers l’auteur de ce blogue en acceptant de répondre à ses questions.
Jonquille – Afghanistan 2012est actuellement disponible en librairie et je vous garantis que vous ne regretterez pas de vous en procurer un exemplaire et d’y plonger.
Dans ce classique qu’est devenu le livre Anatomie de la bataille, Sir John Keegan observe qu’:
« […] il est dommage que les historiens officiels ignorent délibérément les questions affectives en matière d’historiographie militaire, alors qu’il est évident que cet aspect de la vie du combattant, pour ne rien dire de la tentation d’identification qu’il suscite en nous, est essentiel à la peinture de la vérité historique. » (p. 21).
Même de nos jours, la littérature militaire foisonne de récits consacrés aux impératifs tactiques et stratégiques des grandes batailles et opérations qui remplissent les rayons consacrés à la discipline dans les librairies.
Fort agréablement, une tendance se fait jour depuis quelques années qui accorde la première place à la facette humaine de la res militaris – dans le sillage de l’œuvre de Keegan.
Il m’a récemment été donné de dévorer l’un des plus touchants récits de guerre qui se soit retrouvé entre mes mains.
Dans Jonquille – Afghanistan 2012, le capitaine Jean Michelin nous fait revivre son commandement dans le cadre d’une mission de six mois en Afghanistan. Sous une plume touchante et alerte, l’auteur nous permet de suivre les soldats de sa compagnie « […] dans le labyrinthe de tentes et de bunkers », au rythme d’un quotidien souvent difficile d’une mission éreintante, mais aussi d’imaginer la douleur qui accompagne la perte d’un collègue ou encore le « […] traumatisme induit par le fait de rouler sur un engin conçu pour vous tuer, de s’en sortir sans égratignure et de devoir retourner sur le même chemin trois jours plus tard. »
Sympathisant avec l’aversion ressentie à la dégustation d’un mauvais café (ce breuvage émaille le récit à plusieurs endroits, attestant probablement de la nécessité d’en consommer fréquemment pour rester aux aguets après de trop courtes nuits de sommeil), ressentant la douleur de ces combattants qui doivent encaisser une pression psychologique incomparable, partageant son dégoût à la vue de son adjoint en charge du renseignement dégustant à bord du véhicule blindé à l’intérieur duquel ils prenaient place un hamburger défraichi récupéré sur la base américaine de Bagram, on en vient pratiquement à s’imaginer enfilant les bottes et la frag des subalternes de Jean Michelin aux petites heures du matin pour partir sécuriser une voie de communication.
Pour tout dire, Jean Michelin parvient très bien à nous faire partir en mission avec lui, au ras des pâquerettes – je devrais probablement écrire au ras des paysages enchanteurs regorgeant de menaces et de temps morts.
Après avoir réussi sa mission en Afghanistan, Jean Michelin a également rempli celle qu’il s’était donné en écrivant ce livre palpitant qui est appelé à devenir un classique du genre puisqu’il est parvenu à nous faire comprendre la réalité et le vécu de ces hommes et de ces femmes auxquels nous confions probablement la mission la plus difficile qui soit, celle de mourir s’il le faut. Une réalité que nous oublions trop souvent, affairés dans le confort et la sécurité de nos occupations quotidiennes et éloignés de cette réalité militaire que nos sociétés ont choisi de reléguer à l’arrière-plan dans un monde fourmillant pourtant de menaces et de situations pour lesquelles seuls ces hommes et femmes d’exception sont outillés.