Rien ne permet de rattacher Giorgia Meloni au fascisme

La présidente du Conseil italien Giorgia Meloni (News18)

Dans la foulée de la publication de ma recension de son très documenté et agréable Les hommes de Mussolini, l’auteur et historien Frédéric Le Moal a généreusement accepté de répondre à quelques questions. Voici le contenu de cet échange extrêmement instructif et agréable.

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M. Le Moal, dans Les hommes de Mussolini, j’ai été frappé de constater l’importance et la portée des forces en présence – monarchie, Église et forces armées – avec lesquelles Mussolini devait composer. Diriez-vous que le Duce avait les mains attachées dès le départ?

Mussolini lui-même a reconnu en 1944 que la révolution fasciste s’était arrêtée devant le palais royal. Ce qu’il exprimait par ce raccourci, c’était la réalité du contre-pouvoir que représentait la Couronne – et par là une limite à son propre pouvoir – puisque le Duce, tout dictateur fût-il, n’occupa jamais le poste de chef de l’État. Il demeura Premier ministre, ce que Victor-Emmanuel III aimait lui rappeler en l’appelant Presidente (allusion à sa fonction pourtant abolie en droit de président du Conseil).

Mussolini présidait un totalitarisme limité.

La monarchie, pendant le ventennio fasciste, a laissé Mussolini gouverner, établir sa dictature, fasciser les institutions, dérouler son projet politique sans véritablement l’entraver. Il n’empêche. La Couronne a empêché la fascisation complète de l’État en le protégeant et en gardant des fidélités qui lui étaient propres, comme l’armée et la marine. Si l’on ajoute à cela l’Église, la papauté et les grandes entreprises, qui ont certes pactisé avec le régime, tout en défendant leurs propres intérêts, on en vient à une situation particulière en Italie : un totalitarisme limité.

Aucun des Grands du régime ne bénéficia de sa confiance, ni de son amitié.

En vous lisant, on n’a pas l’impression que Mussolini était un leader très amène. On peut même constater à quelques endroits dans le livre qu’il suscitait la haine. Il ne cultivait donc pas une grande loyauté envers lui. Qui étaient ses plus proches collaborateurs?

L’auteur, historien et observateur de la vie politique italienne Frédéric Le Moal (Les Rendez-vous de l’histoire)

Mussolini a été et est resté un homme seul. « Je n’ai pas de véritable ami » affirma-t-il. On ne lui connaît pas d’éminence grise, ni de conseiller de l’ombre, personne ne pouvant se vanter de souffler à son oreille, et encore moins de l’influencer. Ses secrétaires sont restés dans l’ombre de l’histoire. Pas de népotisme non plus chez lui, à part la nomination de son gendre, Galeazzo Ciano, au poste de ministre des Affaires étrangères en 1936. Gendre qu’il fit d’ailleurs fusiller en 1944… Une proximité certaine existait avec son frère Arnaldo auquel il confia la direction de son journal, Il Popolo d’Italia. Mais aucun des Grands du régime ne bénéficia de sa confiance, ni de son amitié, même s’il pleura – sincèrement? – la mort de certains d’entre eux.

Comment était Mussolini sur le plan personnel? Affable? Accessible? Vaniteux? Désagréable?

Le paradoxe réside dans le fait que Mussolini était un homme d’un extraordinaire charisme, capable d’exercer un véritable sortilège sur les individus qui l’approchaient. Un ensorcèlement pourrait-on dire, lequel généra une fidélité confiant à l’idolâtrie chez certains, et que seules les humiliantes défaites de la Seconde Guerre mondiale et la vassalisation de l’Italie au bénéfice de l’Allemagne anéantirent. Un homme accessible au commun des mortels mais de plus en plus coupé des réalités du peuple italien qu’il prétendait incarner. Un homme enivré de sa propre légende mais victime de régulières crises d’abattement et de découragement qui le laissaient comme prostré. Un séducteur fougueux, consommateur de femmes, violent dans ses rapports intimes, mais époux attentionné et amant mièvre de la jeune Clara Petacci. Bref, un concentré de paradoxes, ce qui rend sa personnalité complexe, et à ce titre, passionnante pour un historien.

L’alliance de 1939 avec l’Allemagne provoqua une fracture profonde au sein du groupe dirigeant fasciste, autant que la question antisémite.

Au fil des pages, le lecteur constate que plusieurs des caciques fascistes étaient davantage anglophiles que germanophiles. Quel impact ce sentiment a-t-il eu dans la conduite de la guerre et le destin du régime?

Un impact majeur. Rappelons que l’unité italienne, le Risorgimento, s’est réalisé contre l’emprise de l’Autriche sur la péninsule. Un ennemi autrichien retrouvé au moment de la Grande Guerre qui avait comme objectif précisément d’achever le mouvement national italien. Cela étant, il existait depuis le XIX siècle un lien particulier avec la Prusse, puis l’Allemagne, avec laquelle l’Italie s’allia au sein de la Triplice en 1882.

Retenons toutefois que cette orientation pro-germanique n’entraîna jamais une coupure des liens avec le Royaume-Uni, une constance diplomatique depuis l’Unité, nécessaire pour un pays fait de côtes étirées… En fait, l’Allemagne redevint un danger après 1919 du moment où elle prenait la tête du mouvement du révisionnisme territorial contre les traités de paix, et qui menaçait les acquis territoriaux de l’Italie (le Trentin et l’Istrie). À cela s’ajoutait une hostilité à l’encontre du nazisme chez plusieurs hiérarques. L’alliance mortifère de 1939 ne doit pas faire illusion. Elle provoqua une fracture profonde au sein du groupe dirigeant fasciste, autant que la question antisémite.

Mussolini refusa jusqu’en 1943 de livrer les juifs italiens mais aussi croates, à leurs persécuteurs nazis qui exigeaient leurs lots de victimes.

Vous soulevez la question des mesures antisémites du régime italien à quelques reprises dans le livre. Qu’en est-il de l’antisémitisme de Mussolini?

C’est une question très complexe car plusieurs éléments semblent avoir joué. Son engagement de jeunesse dans le marxisme lui a fait côtoyer plusieurs personnalités juives. Et on sait le rôle politique majeur qu’a joué sa maîtresse juive, Margherita Sarfatti dans son parcours. Cela étant, il a lu Mein Kampf qu’il a annoté et a imposé à la société italienne un tournant antisémite profond et sincère avec les lois de discrimination de 1938. Un virage qui lui permettait de renouer avec l’antisémitisme présent dans l’extrême-gauche, tout en lui donnant une connotation raciale inspirée du nazisme. Mais comme tout est toujours compliqué avec le Duce, il refusa jusqu’en 1943 de livrer les juifs italiens mais aussi croates, à leurs persécuteurs nazis qui exigeaient leurs lots de victimes. Bien sûr, ce refus n’avait guère de raisons sentimentales mais politiques et diplomatiques. Il n’empêche. Ces malheureux furent sauvés

Parmi les personnages décrits dans votre excellent livre, est-ce qu’un autre personnage que Italo Balbo aurait pu prendre le relais de Mussolini selon vous ?

Intéressante question même s’il est difficile de faire de l’histoire fiction. Mussolini mort dans son lit, un des hiérarques aurait-il pu prendre sa succession? Il ne le croyait pas, aveuglé par son orgueil et son mépris à leur encontre. Certains en avaient pourtant la capacité intellectuelle comme Grandi ou Balbo. Mais, c’est vrai, aucun ne possédait l’envergure politique, le charisme personnel, les capacités manœuvrières du Duce. Cela étant, la survie du régime soviétique à la mort de Staline et son évolution sont là pour nous donner quelques postes de ce qu’aurait pu être le régime fasciste après la disparition de son fondateur.

Le système fasciste, aussi violent fut-il, n’atteignit jamais le degré d’horreur du communisme et du nazisme.

Lors de mes séjours en Italie (le dernier remonte à 2014…), j’avais constaté que – même en étant un personnage controversé – Mussolini demeure un personnage populaire auprès d’une frange qui m’est apparue significative. Pourquoi en est-il ainsi selon vous?

Plusieurs éléments entrent en compte à mon avis. Il y a tout d’abord l’absence d’un Nuremberg italien, qui s’explique entre autres raisons par la volonté de l’élite italienne d’après-guerre de tourner la page du fascisme et des affres de la guerre civile. Il faut aussi penser aux certes fragiles mais incontestables réussites sociales et économiques du régime, auxquelles on rajoutera la solide popularité du dictateur, objet d’une adoration quasi religieuse de la part de plusieurs couches de la société italienne devenue, au fil des années, vraiment mussolinienne, à défaut d’être fasciste. Il aura fallu les lois raciales de 1938 et surtout les défaites de la guerre pour rompre le lien.

Je rappellerai aussi une évidence qui, hélas, n’en est plus une aujourd’hui, le système fasciste, aussi violent fut-il, n’atteignit jamais le degré d’horreur du communisme et du nazisme. D’où cette image nuancée du dictateur que d’aucuns aiment mettre en avant, au grand dam des secteurs de gauche de la société italienne, encore marqués par l’antifascisme.

Le qualificatif de « fasciste » est souvent accolé à la personnalité politique de la nouvelle présidente du Conseil italien Giorgia Meloni. Qu’en est-il exactement selon vous?

Rien ne permet de la rattacher au fascisme. À moins de considérer que toute forme de conservatisme relève du fascisme. Car je le demande : où est l’étatisme fasciste chez cette libérale? Où est le projet d’expansion guerrière chez cette défenseure de l’identité italienne? Où est le projet d’homme nouveau chez cette conservatrice catholique? Où sont les nervis armés jusqu’aux dents mettant le pays à feu et à sang? Où est l’antiparlementarisme viscéral? Mme Meloni représente un courant conservateur, souverainiste et patriote, qui veut répondre à la crise d’une mondialisation destructrice des identités nationales et aux défis d’une immigration incontrôlée.

Il n’y a donc rien de commun avec le fascisme, idéologie étatiste unissant socialisme et nationalisme, totalitaire car porteuse d’un projet de révolution anthropologique dont l’objectif était d’accoucher d’un Italien nouveau, exaltant la violence et la guerre, acte fondateur d’un nouveau peuple italien dur et cruel car débarrassé des valeurs jugées amollissantes du christianisme.

Travaillez-vous actuellement sur un nouveau projet de livre et, le cas échéant, accepteriez-vous de nous dire quel en sera le sujet?

Tout en ayant plusieurs projets sur le fascisme, je travaille aujourd’hui sur les relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège au moment de la rupture de 1904, sous la pression des courants les plus laïcistes. Ce qui m’éloigne quelque peu du totalitarisme. Quoique…

Merci infiniment de la générosité de votre temps, M. Le Moal. Je suis impatient de vous lire de nouveau.

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Les hommes de Mussolini de Frédéric Le Moal est publié chez Perrin.

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