The best books, their authors and the great people who inspire these stories / Les meilleurs livres, leurs auteurs et les grand.e.s de l'histoire qui les inspirent.
Le général d’armée Henri Bentégeat (source: Alchetron)
Quelques jours avant Noël, le général d’armée Henri Bentégeat m’a fait un très beau cadeau pour mon blogue. Cet auteur est un ancien chef de l’état-major particulier du président de la République qui a ensuite servi en tant que chef d’état-major des armées (France). Plus récemment, il est l’auteur de deux excellents ouvrages Chefs d’État en guerre (2019) et Les ors de la République(2021) – tous deux publiés chez Perrin. Le général m’a donc offert un texte inédit pour publication sur ce blogue. Le thème, vous l’aurez deviné, porte sur les appétences littéraires des chefs d’État. Une lecture fascinante et inspirante, sous la plume d’un auteur que j’admire beaucoup et envers lequel je suis infiniment reconnaissant pour son amitié envers ce blogue.
C’est donc avec un immense plaisir que je partage ce texte avec vous aujourd’hui.
En France, le Prince, qu’il soit monarque ou président de la République, n’a pas le choix de ses goûts et de ses inclinations. Il se doit d’afficher une vaste culture littéraire et artistique, de peur de perdre l’estime de ses concitoyens, tant chez nous, depuis des siècles, la culture est attachée au pouvoir.
Le Général (à la retraite) Henri Bentégeat (source: Alchetron)
Dans la foulée de ma recension de l’excellent livre Les ors de la République (Éditions Perrin) du général d’armée (à la retraite) Henri Bentégeat, j’ai soumis quelques questions à son attachée de presse. Très aimablement, il s’est empressé d’y répondre. C’est donc avec grand plaisir que je partage cet entretien avec vous.
Mon général, j’ai dévoré Les ors de la République avec énormément d’intérêt et de fascination. Vous y brossez un portrait fascinant des présidents François Mitterrand et Jacques Chirac. Mais comme vous avez naturellement côtoyé des chefs d’État étrangers, je me demandais lequel vous avait le plus impressionné et pourquoi?
Ayant côtoyé de nombreux chefs d’État, avec Jacques Chirac ou en tant que chef d’état-major des armées, j’ai quelque peine à désigner celui ou celle qui m’a le plus impressionné. Avant la campagne aérienne contre la Serbie qui a révélé son messianisme exalté, j’aurais volontiers cité Tony Blair, tant son enthousiasme souriant, sa simplicité et sa maitrise des dossiers me séduisaient. Je retiens donc plutôt Cheikh Zayed que j’ai rencontré au soir de sa vie. Celui qui présidait au destin des Émirats arabes unis, avait un charisme peu commun et sa sagesse proverbiale s’exprimait avec une douceur ferme et souriante, ouverte au dialogue sans céder sur l’essentiel. Chirac vénérait ce grand modernisateur respectueux des traditions et faiseur de paix.
Les présidents et leurs conseillers ayant pris goût à la disponibilité et à la discrétion du personnel militaire, le ministère de la Défense a été invité à détacher à l’Élysée des chauffeurs, des secrétaires, des maîtres d’hôtel et des rédacteurs pour le service du courrier…
L’historien militaire britannique Saul David (source: IMDb)
THE ENGLISH VERSION FOLLOWS
Ces derniers jours, j’ai eu le privilège de questionner l’auteur et historien militaire britannique de renommée internationale Saul David à propos de la crise actuelle liée à la pandémie de la Covid-19. Son éclairage est des plus pertinents et intéressants. Voici le contenu de notre échange.
Professeur Saul David, je tiens tout d’abord à vous féliciter pour la publication de votre nouveau livre – lequel sera assurément un autre succès en librairie.
En tant qu’historien militaire, vous avez réfléchi, effectué des recherches et écrit à propos de la contribution vitale des militaires au fil des âges.
Alors que nous traversons la crise de la Covid-19, à quel moment croyez-vous qu’il sera nécessaire de faire appel aux Forces armées en première ligne de cette bataille? Quels en seront les signes annonciateurs?
En Grande-Bretagne, les Forces armées sont déjà déployées et contribuent au transport du matériel et soutiennent les services médicaux. À mesure que les civils qui occupent des rôles vitaux tombent malades, ils et elles seront remplacés par des militaires.
Les militaires sont une ressource idéale en période de crise puisqu’ils sont en excellente forme et disposent de compétences spécialisées pouvant être utilisées en replacement des employés civils.
En quoi les Forces armées sont-elles mieux préparées et organisées pour répondre à de telles situations?
Parce que ce sont des jeunes, ils sont en excellente forme et disposent de compétences spécialisées pouvant être utilisées en replacement des employés civils.
Les leaders imparfaits sont, à mon avis, moins égoïstes et plus disposés à déléguer et collaborer avec leurs collègues.
Confinées à la maison, plusieurs sont à la recherche de figures inspirantes. Quelles chefs militaires du passé étaient les mieux outillés pour composer avec les crises en période de guerre?
Généralement, les personnalités au passé imparfait, comme par exemple le grand général des forces de l’Union [aux États-Unis, pendant la Guerre de Sécession], qui deviendra ensuite le président Ulysses S. Grant. Les leaders imparfaits sont, à mon avis, moins égoïstes et plus disposés à déléguer et collaborer avec leurs collègues. Parmi ces héros méconnus, mes favoris sont le chef d’État-major américain George C. Marshall et le chef d’État-major britannique Sir Alan Brooke (qui deviendra plus tard Lord Alanbrooke), qui ont tous deux servi pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont sacrifié leur ambition personnelle qui les aurait normalement conduits à diriger des troupes sur le terrain pour occuper des fonctions beaucoup plus importantes : présider aux destinées de l’effort de guerre avec les politiciens.
Dans la présente crise, nous sommes inspirés par cette formidable génération aux États-Unis qui a été forgée au feu de la Grande Dépression.
Votre nouveau livre sur la bataille d’Okinawa est publié aujourd’hui (2 avril). Bien que les circonstances auraient incontestablement pu être meilleures pour une grande célébration en ce grand jour, êtes-vous d’avis qu’il y a un lien entre l’esprit de sacrifice de ces hommes qui ont combattu durant la Seconde Guerre mondiale et les efforts demandés aux professionnels de la santé dans les journées cruciales que nous vivons actuellement? Serait-il justifié de les qualifier de libérateurs des temps modernes face à la tyrannie de la pandémie?
Il y a un lien indéniable. Ce n’est pas une coïncidence si les gens en Grande-Bretagne réfèrent actuellement à l’ « esprit du Blitz » [période durant laquelle les Britanniques encaissaient les bombardements nocturnes par la Luftwaffe allemande pendant la Seconde Guerre mondiale] et le fait que nous sommes tous dans le même bateau. La priorité est maintenant de mettre l’emphase sur la communauté et l’importance de prioriser la société et notre pays au lieu des intérêts égoïstes. Nous sommes inspirés par cette formidable génération aux États-Unis qui a été forgée au feu de la Grande Dépression.
Nous sommes aussi inspirés qu’apeurés.
Comment l’histoire militaire est-elle en mesure de nous inspirer durant cette période inquiétante?
L’histoire militaire contient tous les ingrédients de la vie, les bons comme les mauvais. Une recension de Crucible of Hell [son dernier livre à propos de la célèbre bataille d’Okinawa] contient cet extrait : « On y retrouve naturellement un élément d’héroïsme et d’enthousiasme; une fascination pour le danger et le sentiment d’aventure; la gloire et la rédemption personnelles; l’incompétence et la destruction. La guerre englobe tout cela. » Voilà qui résume très bien le phénomène. Nous sommes aussi inspirés qu’apeurés. Il s’agit donc d’une lecture parfaite dans la situation présente.
J’écris mon prochain livre […] et je passe aussi beaucoup de temps avec mon épouse et mes trois filles, dont deux sont de jeunes adultes.
À quoi ressemblent vos journées en confinement?
J’écris mon prochain livre [qui sera consacré aux Forces spéciales britanniques]. Je suis chanceux d’en avoir terminé la recherche, parce que la plupart des fonds d’archives sont maintenant fermés. Je passe aussi beaucoup de temps avec mon épouse et mes trois filles, dont deux sont de jeunes adultes. J’en conserverai de précieux souvenirs dans l’avenir. Nos vies sont généralement très occupées. On pourrait pratiquement dire que la Terre tourne moins rapidement sur son axe.
Je vous remercie infiniment d’avoir pris le temps de répondre à mes questions aujourd’hui et je vous souhaite, ainsi qu’à toute votre famille, de traverser sains et saufs cette période difficile et décisive de nos vies!
Pour ceux et celles que cela peut intéresser, Saul David est également l’auteur de The Force, un excellent livre consacré à la légendaire unité canado-américaine des Forces spéciales ayant servi pendant la Seconde Guerre mondiale.
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Flawed leaders are better equipped to cope with the crisis
Over the last week, I had the privilege of questioning renowned British author and military historian Saul David about the current Covid-19 crisis we are actually going through. Here is the content of our exchange.
Professor Saul David: first of all, congratulations on the publication of your new book – certainly another blockbuster.
As a military historian, you have reflected, researched and wrote about the vital contribution of military personnel across the ages.
As we are progressing in the Covid-19 crisis, when do you believe the presence of the Armed Forces will be necessary on the front lines of the battle? What telltale signs should we be looking for?
In Britain the armed forces have already been deployed, helping to move supplies and supporting the medical services. As more civilians in vital roles get ill, they will be replaced by service men and women.
Soldiers are ideal to respond to such a crisis because they are young, fit and have specialized skills that can be used to replace civilian workers.
Why are the Armed Forces better prepared and organized to respond to such situations?
Because they are young, fit and have specialized skills that can be used to replace civilian workers.
Flawed leaders are, in my view, less egotistical and better at delegating / cooperating with colleagues.
Many people are looking for great figures to read about as they are confined home. Which military figures from the past were the best equipped to cope with crisis during wars?
Usually figures with a flawed past, like the great Union general and later US President Ulysees S. Grant. Flawed leaders are, in my view, less egotistical and better at delegating / cooperating with colleagues. My personal favourites are unsung heroes like US Army Chief of Staff George C. Marshall and British Army Chief of Staff Sir Alan Brooke (later Lord Alanbrooke), both of World War II. They sacrificed their personal ambition to command field armies to remain in a far more important post: directing the war effort with the politicians.
It’s about community, about putting society and your nation ahead of selfish interests, and the Great Generation in the US – hardened in the white heat of Depression – is all about that.
Your new book about the battle of Okinawa is published today (April 2nd). Although circumstances certainly could have been better for a big bash celebrating this great day, do you think there is a link between the spirit of sacrifice of those men who fought in World War II and what is asked of medical professionals in these crucial days? Could we call them modern liberators against the tyranny of pandemic?
Absolutely there’s a link. It’s no coincidence that people in the UK are referring to the ‘Blitz Spirit’, and the fact that we’re all in this together. It’s about community, about putting society and your nation ahead of selfish interests, and the Great Generation in the US – hardened in the white heat of Depression – is all about that.
How can military history can inspire us during these worrisome days?
Military history contains all the ingredients of life endeavour, good and bad. A review of Crucible of Hell included the words: ‘There is obviously something about heroism and excitement; a fascination with danger and the thrill of adventure; personal glory and redemption; incompetence and destruction. War has it all.’ That sums it up nicely. It inspires and horrifies in equal measure. Perfect reading for our current situation.
I write my new book and I spend a lot of time with my wife and three daughters, two of whom are young adults.
How do you occupy your days in confinement?
Writing my new book [which will be about British Special Forces]. It’s lucky that I’d already completed the research because most archives are now closed. I’m also spending a lot of time with my wife and three daughters, two of whom are young adults, which is something I will treasure in the future. Normally they have such busy lives. It’s as if the world is turning more slowly on its axis.
Many sincere thanks for taking the time to respond to my questions today and all the best to you and your family during this defining, yet difficult, time of our lives.
For those of you who might be interested, Saul David is also the author of The Force, an excellent book about a legendary Special Forces unit regrouping Canadian and American soldiers during World War II.
D’aussi loin que je me souvienne dans ma mémoire littéraire, je me suis toujours refusé à lire quoi que ce soit au sujet de Néron. Assimilant docilement la prétendue vérité historique selon laquelle il aurait été responsable de l’incendie de Rome en 64, tragédie qu’il aurait observé en récitant de la poésie.
Aussi bien le dire franchement, j’ai toujours aimé détester Néron et je me suis toujours régalé de voir certains vilains – le dernier exemple en lice étant le président Donald Trump (comme en atteste le titre d’un récent livre associant à lui le nom de l’empereur à la réputation incendiaire) – être comparés à lui. Jamais sa personne identifiée sur un livre n’aura retenu mon attention et conscrit mes instincts livresques à la manière d’un César, d’un Auguste ou d’un Germanicus.
Lorsque j’ai vu pour la première fois la biographie de Catherine Salles consacrée au successeur de Claude, j’ai hésité. À de nombreuses reprises, je l’ai remis sur l’étal de la librairie. Lorsqu’on me l’a offerte en service de presse, je me suis dit que, dans le pire des cas, je n’aurais pas eu à débourser pour lire au sujet de ce détestable empereur si jamais l’auteure n’était pas convaincante ou agréable.
J’avais tort. Tellement tort.
Rarement ai-je ressenti autant de plaisir à voir l’une des vaches sacrées de mes certitudes être aussi éloquemment démolies.
Pour tout dire, le portrait que brosse Catherine Salles de l’empereur monté sur le trône de Rome à l’âge de 17 ans m’est apparu relativement sympathique (j’ai particulièrement aimé lire à propos de ses virées nocturnes dans les quartiers chauds de Rome), du moins jusqu’au milieu du livre, au moment où « le régime bascule dans la tyrannie et le prince, plus isolé que jamais, s’enfonce dans ses rêveries. »
Ne vous y trompez pas. Néron, qui faisait éliminer ses adversaires réels ou imaginaires à la manière d’un Staline (il a même fait assassiner sa mère Agrippine parce qu’elle représentait un contre-pouvoir potentiellement déstabilisant et probablement aussi une profonde source de souffrance psychologique chez le dirigeant) ne saurait prendre place sur la liste des figures historiques que j’aimerais rencontrer, le temps d’un verre de Scotch ou d’un bon repas.
Il n’en demeure pas moins que cet empereur « extrêmement populaire » auprès du peuple (jusqu’au moment où il a sombré dans la démesure et la paranoïa), n’était pas antipathique. Insistant pour que les gladiateurs soient épargnés pendant les jeux, joueur de cornemuse (ça, c’est probablement le meilleur argument pour flatter mes origines ancestrales qui prennent fièrement racine au pays des Pictes), artiste passionné, dépourvu de cet amour pour la res militaris et des visées impérialistes qui caractérisent plusieurs de ses acolytes au panthéon des chefs romains, Néron est un personnage incompris, et ce, pour une bonne raison.
Néron se préoccupe immédiatement de trouver des mesures d’urgence pour venir en aide aux milliers de sinistrés.
Parce que la réputation de Néron a été assassinée par la rumeur. Selon l’historienne, qui enseigne à l’Université Paris X – Nanterre, « […] la démolition de maisons romaines entretient peu à peu la fausse rumeur selon laquelle l’empereur détruit sa ville pour pouvoir piller les demeures anéanties. La présence de ses serviteurs et de ses gardes au milieu des pompiers est interprétée comme la preuve que Néron est le responsable de l’incendie. » Selon elle, l’origine de la tragédie est vraisemblablement accidentelle et, dès le début de la crise « Néron se préoccupe immédiatement de trouver des mesures d’urgence pour venir en aide aux milliers de sinistrés. »
C’est dire à quel point les adversaires de l’empereur sont parvenus à contaminer la conscience historique des non-initiés au fil des siècles. Pour utiliser une analogie avec la période difficile que traverse l’humanité actuellement, ce virus mensonger en aura contaminé plusieurs, dont moi. Ce qui me fait regretter de ne pas avoir passé assez de temps hors des sentiers battus – et étroits dans le cas de mes lectures passées – de l’Antiquité romaine.
Dans tout cela, je retire également une leçon cruciale pour la vie de tous les jours. Il est crucial de prendre le temps de se faire sa propre opinion et accorder un crédit relatif aux détracteurs et ennemis d’un individu dont la réputation est mise à mal.
À l’heure où les férus d’histoire se cherchent de bons titres à dévorer et des librairies à soutenir par un achat stratégique pour combattre la Covid-19 dans l’isolement, je recommande donc chaudement et sans la moindre hésitation cette excellente biographie de Catherine Salles.
Un excellent moment de lecture, qui permet aussi de faire échec à l’un des pires virus de l’historiographie.
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Catherine Salles, Néron, Perrin, 2019, 283 pages.
Je remercie sincèrement InterForum Canada de m’avoir généreusement offert un exemplaire de cette excellente biographie et aux Éditions Perrin pour leur remarquable et précieuse collaboration.
La crise actuelle face à la Covid-19 fait en sorte que plusieurs d’entre nous peuvent non seulement profiter de notre isolement (involontaire mais salutaire) pour avaler les chapitres de ces livres fascinants qui nous tombent entre les mains, mais aussi pour chercher à établir – et c’est mon cas – des parallèles intéressants et inspirants avec le passé.
J’ai donc eu le plaisir de demander à l’historien et biographe britannique Andrew Roberts quelles étaient ses observations à savoir comment Sir Winston Churchill se comporterait dans la période que nous traversons actuellement. Il a donc rapidement et généreusement accepté que je reproduise ici, pour le bénéfice de mes lectrices et lecteurs, une traduction de mon cru d’une analyse très pertinente qu’il a justement signée à ce sujet il y a moins d’une semaine. J’espère que ce texte vous plaira et saura vous motiver dans la résistance à cette pandémie.
Churchill et la grippe
Les PDG et chefs d’entreprise sont actuellement appelés à prendre des décisions qui auront des conséquences potentielles de vie ou de mort. Andrew Roberts explore les pandémies qui ont façonnées Winston Churchill et les leçons que nous lègue son leadership.
Le seul poème que Winston Churchill ait écrit au cours de sa longue vie était intitulé « Influenza ». Il portait sur l’épidémie qui ravageait l’Asie et l’Europe et qui a finalement terrassé un million de vies humaines entre 1889 et 1890. Il avait alors quinze ans et les douze vers de son ouvrage avaient été publiés dans le journal de son école, The Harrovian. En voici les premiers vers:
Ô comment dois-je relater ses combats Ou mesurer la somme incalculable Des maux qu’elle a causés De la lumineuse terre céleste de Chine Jusqu’aux sables assoiffés de l’Arabie Elle a voyagé avec le soleil
Dans chacune des strophes suivantes, Churchill avait ensuite suivi la trace géographique de la maladie vers l’ouest jusqu’à ce qu’elle atteigne la Grande-Bretagne, dans un mélange de rimes juvéniles (« Jusque dans les sombres plaines de Sibérie / Où les exilés russes peinés en chaînes ») et des éclairs occasionnels d’un genre linguistique vivant (« Fléau vil et insatiable », « Dont la main répugnante et la cruelle morsure / Dont le souffle empoisonné et l’aile flétrie ») qui devaient être entendus à nouveau six décennies plus tard lorsque Churchill sera aux commandes du pouvoir en temps de guerre.
Dans l’avant-dernière strophe du poème, l’épidémie s’était estompée :
Son pouvoir létal s’est essoufflé Et avec les vents favorables du printemps (Bienheureuse est la période que j’évoque) Elle a quitté notre mère-patrie
Avant que la Covid-19 ne quitte nos frontières, y a-t-il quelque chose que nous puissions apprendre de la geste churchilienne au sujet de la meilleure réponse que nous pourrions apporter à cette crise?
Parfois sans succès, certains dirigeants ont déjà tenté de s’inspirer de Churchill dans la crise actuelle.
Parfois sans succès, certains dirigeants ont déjà tenté de s’inspirer de Churchill dans la crise actuelle. La BBC rapportait que le Premier ministre italien, Giuseppe Conte, « citait Churchill » dans son allocution à la population italienne quand il déclarait que: « Nous vivons notre heure la plus sombre, mais nous allons surmonter la crise. » En fait, Churchill évoquait la « plus belle heure » de la Grande-Bretagne dans son grand discours du 18 juin 1940, alors que Darkest Hour (l’heure la plus sombre) était plutôt le titre du film de Gary Oldman à son sujet.
Au cours de sa vie, Churchill a pu observer plusieurs grippes et épidémies pseudo-grippales. Pendant la période de la grippe espagnole de 1917-19, il avait d’abord occupé le poste de Secrétaire d’État aux Munitions, avant d’être appelé à servir en tant que ministre de la Guerre. Catharine Arnold, auteure de Pandemic 1918, relate qu’au cours des 25 premières semaines de cette horrible pandémie, pas moins de vingt-cinq millions de personnes en sont mortes. La maladie a fini par terrasser plus de cinquante millions de personnes et a peut-être même fauché jusqu’à cent millions de vies à travers le monde, c’est-à-dire beaucoup plus que les victimes du conflit mondial cataclysmique qui l’a chevauchée chronologiquement.
La grippe – que les « fausses nouvelles » alliées attribuaient dans leur propagande à un phénomène délibérément développé par des scientifiques allemands, de la même manière que la propagande allemande blâmait les scientifiques alliés – est devenue particulièrement virulente dans les endroits où la guerre causait déjà la malnutrition. Il est une statistique remarquable que des 116 516 militaires américains tombés au combat durant la Première Guerre mondiale, pas moins de 63 114 (54,2%) sont décédés de la maladie (principalement la grippe espagnole), tandis que 53 402 (45,8%) sont tombés sur les champs de bataille.
« Les découvertes de la science de la guérison doivent profiter à tous. Il s’agit là d’une évidence. Tout simplement parce qu’elle incarne l’ennemi, la maladie doit être combattue, qu’elle mine l’individu le plus pauvre ou le plus riche ; on doit s’y attaquer de la même manière que les sapeurs mobiliseraient tous leurs efforts à combattre les flammes, qu’elles s’attaquent à la plus humble des maisonnettes ou à la demeure la plus cossue. »
Winston Churchill
Discours au Royal College of Physicians, le 2 mars 1944
Le sous-titre que Laura Spinney a choisi pour son livre Pale Rider est « La grippe espagnole de 1918 et comment elle a transformé le monde ». Dans son ouvrage, elle explique comment la maladie avait été porteuse d’effets politiques, culturels et sociaux incroyablement puissants dans le monde de l’après-guerre, dans des sociétés encore sous le choc de l’Armageddon militaire. Elle lui attribue même l’ascension du grand adversaire de Churchill, Mahatma Gandhi, et du mouvement nationaliste indien, notamment en raison du fait que des millions de personnes ont succombé à la grippe dans ce pays, un fléau que les autorités britanniques n’avaient pas été en mesure de contenir.
« Nous vivons une période périlleuse », écrivait Churchill à Sir Thomas Inskip, le ministre de la Coordination de la défense, dans une lettre de janvier 1937 au sujet du programme de réarmement nazi. Plutôt qu’à la menace allemande, Churchill faisait référence à la grippe dont souffrait Inskip. Il enjoignait le secrétaire d’Inskip de ne pas lui montrer la lettre avant qu’il ne soit rétabli. « J’espère que vous vous assurerez de prévoir les périodes de convalescence nécessaires. Toute ma famille a été frappée par ce fléau mineur et un certain nombre de jours de repos complets et libres de tout travail est absolument nécessaire pour une récupération parfaite. Jusqu’à présent, j’ai survécu et si j’en réchappe, je l’attribuerai à une bonne conscience ainsi qu’à une bonne constitution. » L’épidémie de 1937 était en effet mineure par rapport aux éclosions antérieures. Cependant, bien qu’une bonne constitution ait pu en effet s’avérer utile pour atténuer les effets du virus, il existe peu de preuves épidémiologiques pour suggérer qu’une bonne conscience ait été utile.
Sir Patrick Vallance, conseiller scientifique en chef du gouvernement, déclarait que, compte tenu de son étendue, si la Grande-Bretagne s’en sortait avec seulement vingt mille décès causés par la Covid-19, comparativement aux huit mille qui succombent normalement de la grippe à chaque année, ce serait « un bon résultat », tout bien considéré. Il avait naturellement raison. Il est bénéfique de rappeler que la Grande-Bretagne a cependant pleuré pas moins de 19 240 décès le premier jour de l’offensive de la Somme, le 1er juillet 1916. La bataille devait se poursuivre pendant encore cinq mois. Churchill la dénonçait comme étant une perte de vie abominablement importante, et ce, en comparaison de la quantité minime de terrain gagné. Il y eut également plus de 38 000 blessés ce jour-là. En comparaison, ceux et celles qui survivront à la Covid-19 s’en sortiront indemnes, sans perdre les membres et les organes affectés suite aux combats qui faisaient rage sur le front occidental [pendant la Première Guerre mondiale].
Comprenez bien que personne n’est déprimé dans cette demeure. Nous ne sommes pas intéressés par des scénarios de défaite : ils sont inexistants. – la Reine Victoria
En 1940, Churchill avait fait placer une carte sur la table du bunker du Cabinet de guerre à Whitehall. Elle y est toujours exposée dans les Churchill War Rooms. La carte consistait en une citation extraite de la lettre envoyée par la reine Victoria à Arthur Balfour pendant la Black Week (semaine noire) – la pire semaine de la guerre des Boers, en décembre 1899 – et qui se lisait comme suit: « Comprenez bien que personne n’est déprimé dans cette demeure. Nous ne sommes pas intéressés par des scénarios de défaite : ils sont inexistants. » À l’heure où les foyers du pays s’isolent face à la Covid-19, il y aurait pire devise à adopter.
Les scientifiques devraient être omniscients et non omnipotents. – Winston Churchill
La fille de Churchill, Mary Soames, me racontait un jour qu’il ne fallait jamais supposer de « ce que papa aurait pensé ou dit » à propos d’une situation ou d’un phénomène survenu après son décès, survenu en janvier 1965. Inutile de faire preuve d’une imagination très fertile pour deviner que sa réponse à la Covid-19 aurait été – fidèle à son habitude – résolue, éclairée par les scientifiques sans jamais être dominée par eux. « Les scientifiques devraient être omniscients et non omnipotents », affirmait-il un jour. C’est donc une très bonne chose que notre Premier ministre [Boris Johnson] soit un admirateur – en fait un biographe – de Churchill.
Pour affronter le long terme qui nous attend, les gens doivent être remplis d’espoir. – Winston Churchill
Alors que PDG et cadres supérieurs doivent prendre des décisions qui auront des conséquences bouleversantes pour leurs employés, il existe une autre citation, cette fois extraite du grand discours de Churchill prononcé le 14 juin 1940, qui pourrait leur être utile, une fois adaptée aux exigences qui prévalent en temps de paix, comparativement à un contexte de guerre.
« Pour affronter le long terme qui nous attend, les gens doivent être remplis d’espoir », de déclarer Churchill à la Chambre des communes, seulement dix jours après que les nazis eurent forcé le Corps expéditionnaire britannique à évacuer le continent à Dunkerque. « La tragédie va-t-elle se répéter? Que non! Ce n’est pas la fin de l’histoire. Les astres proclament la délivrance de l’humanité. Il ne sera pas si facile d’entraver le progrès des peuples. Les lumières de la liberté ne s’éteindront pas si facilement. Mais le temps presse. Chaque mois qui s’écoule s’ajoute à la longueur et aux périls de la route à parcourir. L’union fait la force. Divisés, nous tombons. La division cause notre perte et contribue au retour de l’Âge des ténèbres. L’union nous permettra de sauver et guider le monde. »
Andrew Roberts est l’auteur de Churchill: Walking with Destiny (dont la version française sera publiée chez Perrin à la fin du mois d’avril). Il est également le Roger & Martha Mertz Visiting Reader à la Hoover Institution de l’Université de Stanford. Son épouse, Susan Gilchrist, est présidente du groupe Global Clients au sein du Brunswick Group.
Traduit et reproduit avec l’aimable permission de l’auteur.
Puisque nous sommes maintenant confinés à la maison pour quelques semaines en raison de la pandémie de la Covid-19, j’ai beaucoup plus de temps pour lire. Ce qui me réjouit. Je viens donc de commencer la lecture du dernier (et fascinant) livre S’adapter pour vaincre : comment les armées évoluentde Michel Goya – ancien colonel des troupes de marine (France) et spécialiste de l’histoire militaire de renommée internationale.
Dans son introduction, il réfère à ces organisations et puissances militaires qui « […] ont fait face à des défis terribles et ont essayé de s’adapter pour vaincre. » À elle seule, cette citation est assez frappante à la lumière du défi que nous sommes collectivement appelés à confronter.
Je ne voulais donc pas attendre d’en avoir terminé la lecture pour lui poser quelques questions, puisque le titre, je le crois, témoigne de l’état d’esprit qui doit tous nous habiter dans la crise actuelle que nous traversons. Avec empressement, M. Goya a aimablement accepté de me répondre et je lui en suis très reconnaissant. Voici donc le contenu de notre échange.
Parler de lutte contre le virus aurait été plus juste, mais cela aurait sans doute eu un effet moins fort. L’emploi du terme « guerre » est donc abusif, mais symboliquement efficace et c’est ce qui importe le plus dans l’immédiat.
Il y a quelques jours, le président Macron déclarait : « Nous sommes en guerre sanitaire » et le thème d’une guerre à la pandémie revient dans plusieurs interventions de responsables gouvernementaux. Dans quelle mesure estimez-vous que l’utilisation de cette rhétorique « guerrière » est justifiée ?
La guerre est un acte politique par lequel on s’efforce d’imposer sa volonté par la coercition à une autre entité politique, étatique ou non, que l’on a désigné « par déclaration » comme ennemie. C’est une confrontation violente des volontés. En ce sens déclarer la guerre à un virus, au terrorisme ou à ses kilos en trop est sémantiquement faux et peut entrainer des confusions. Inversement on peut être réellement en guerre et ne pas le dire. Le lendemain de l’embuscade de la vallée afghane d’Uzbin en 2008 où dix soldats français avaient été tués au combat, on a demandé au ministre de la Défense si on était en guerre et il a répondu non. Car le mot « guerre » contient lui-même une forte charge symbolique qui renvoie à des pans tragiques de notre histoire. De fait, on ne l’emploie pas lorsqu’on veut rassurer ou simplement cacher les choses et on l’utilise au contraire lorsqu’on veut leur donner un éclat particulier, mobiliser les énergies et donner de la légitimité à des choses difficiles, même si on ne se trouve plus dans un contexte d’affrontement politique.
Parler de lutte contre le virus aurait été plus juste, mais cela aurait sans doute eu un effet moins fort. L’emploi du terme « guerre » est donc abusif, mais symboliquement efficace et c’est ce qui importe le plus dans l’immédiat.
S’adapter consiste donc d’abord à révéler, presque au sens chimique, les habitudes qui doivent être remplacées ou modifiées. Cela passe forcément par une phase d’explicitation, on parle, on débat, on propose et on fait ensuite en fonction de ses risques et des possibilités.
Comment la capacité d’adaptation des forces armées dans leurs stratégies et leurs opérations peut nous aider à affronter cette crise ?
Pour une organisation, s’adapter consiste à changer une pratique afin de la rendre plus adaptée à l’environnement du moment. La pratique correspond à ce qu’une armée est réellement capable de faire face à un ennemi et c’est un mélange de savoir-faire, de façons de voir les choses, au sein de structures et avec des équipements particuliers. C’est aussi globalement une somme d’habitudes et les habitudes sont largement implicites. S’adapter consiste donc d’abord à révéler, presque au sens chimique, les habitudes qui doivent être remplacées ou modifiées. Cela passe forcément par une phase d’explicitation, on parle, on débat, on propose et on fait ensuite en fonction de ses risques et des possibilités. L’armée française qui combat sur la Marne en septembre 1914 n’est plus la même qui celle qui combattait aux frontières à peine quelques jours plus tôt, car les innovations s’y sont multipliées, peu dans les équipements, mais beaucoup dans les méthodes, et s’y sont diffusées horizontalement. Mais cela n’a été possible que parce que les unités de combat avaient eu les moyens d’expérimenter des choses auparavant et qu’elles se retrouvent enrichies d’un seul coup par l’arrivée de réservistes qui apportent aussi leurs compétences civiles.
Le commandement organise tout cela et ajoute un cycle plus long et plus profond. Il y a une circulation rapide de l’information vers le sommet, grâce aux comptes rendus systématiques après une opération ou l’envoi sur le terrain d’officiers observateurs. Cela forme la masse d’informations qui permettra de définir une nouvelle doctrine, c’est-à-dire à la fois un état de l’art en unifiant ce qui se fait de mieux et un guide pour l’avenir. Il faut ensuite transformer cette doctrine en nouvelles habitudes par des ordres, des règlements et surtout des formations. Ce processus est plus long, mais on est capable de faire évoluer en profondeur des structures de plusieurs millions d’individus en quelques mois, parfois moins. Il y a aussi tous ceux qui regardent vers l’extérieur et se connectent avec les ressources externes, l’industrie en particulier. Le visage technique de l’armée française de la Grande Guerre est transformé par une dizaine d’officiers experts dans leur domaine, les chars, les ballons, la radio, etc., et à qui on fait confiance pour développer des projets avec des entreprises civiles.
En résumé, une armée adaptative se connait bien et s’observe en permanence comme elle observe son ennemi et aussi ce qui peut l’aider dans la société. Elle fait confiance et aide ceux qui expérimentent des solutions nouvelles pour remplir leur mission, tout en donnant toujours un cadre à l’évolution.
Toute la difficulté est de […] se détacher du visible et du court terme pour se rappeler qu’il faut aussi se préparer à l’inattendu.
À la lumière de votre livre, que j’aurai le plaisir de recenser très prochainement, quels enseignements nos dirigeants (dans le monde politique et de la santé) peuvent retirer de l’évolution des armées, puisque nous parlons bien ici d’un champ de bataille face à la pandémie ?
Il existe deux types d’évènements à gérer. Les premiers sont prévisibles même avec quelques inconnues et relèvent de la gestion courante, les seconds sont imprévisibles et relèvent, sauf s’ils sont heureux mais c’est rare, de la gestion de crise. Les deux types d’évènements ne relèvent pas des mêmes logiques et celles-ci peuvent même être contradictoires.
La force nucléaire française est par essence une structure organisée pour la crise. Elle agit tous les jours pour dissuader d’une attaque majeure et si celle-ci doit survenir, elle peut résister à peu près à tout, y compris à des frappes thermonucléaires, et riposter. Mais pour cela cette force est redondante, il y a quatre sous-marins lanceurs d’engins pour en avoir un en permanence en mer, et diversifiée, il y aussi des avions qui disposent de munitions variées et il y a quelques années il y avait également des missiles enterrés dans des silos. Il est impossible de tout détruire en même temps. Il en de même pour les réseaux de communications entre le chef de l’État et la force de frappe, également diversifiés et redondants. Dans le même temps, on surveille attentivement tout ce qui pourrait nous rendre vulnérables et lorsqu’on décèle un risque on s’empresse d’innover pour le prévenir.
Tout cela a forcément un coût. Un principe de base de tout dispositif militaire est de conserver un « élément réservé », une force maintenue en arrière pour faire face aux imprévus ou aux opportunités. Ce stock inactif fait évidemment horreur à une gestion comptable soucieuse de faire des économies. Le ministère du Budget et des Finances est donc souvent en temps de paix le premier ennemi des forces armées. En 1933, alors qu’Hitler arrivait au pouvoir en Allemagne, la France réduisait le budget de la Défense et supprimait des milliers de postes. En 1939, à quelques mois de l’entrée en guerre du Royaume-Uni l’Échiquier, le ministère des Finances, freinait encore l’augmentation du budget des armées en expliquant que la priorité était la défense de la monnaie. La logique de gestion continue n’est pas du tout celle de la crise intermittente. Plus on applique la première et plus on se fragilise lorsqu’il faudra appliquer la seconde. Toute la difficulté est de parvenir à concilier les deux, se détacher du visible et du court terme pour se rappeler qu’il faut aussi se préparer à l’inattendu.
Les férus d’histoire aiment comparer le passé avec le présent, tirer des enseignements du premier pour le second. Quel modèle, parmi ceux que vous avez étudiés, serait le plus apte à nous inspirer en ce moment ?
Celui de la première mondialisation, ou deuxième si on considère comme telle la période des « Grandes découvertes » du XVe/XVIe siècle. Avec la Révolution industrielle, les sociétés commencent à changer très vite. On ne meurt plus du tout dans le même pays où on est né même si on n’a pas bougé. Il faut donc apprendre à gérer ce changement permanent et les évolutions brusques, souvent tragiques, liées à l’ouverture du monde. C’est la raison pourquoi je commence mon livre par l’exemple de l’armée prussienne qui est la première structure à intégrer la notion de changement. Le Grand état-major prussien doit dans un monde turbulent préparer à la guerre une armée qui repose sur la mobilisation de réservistes et qui ne combat pas. Il lui faut inventer de nouvelles méthodes pour apprendre sans faire et pour organiser une structure permanente au sein d’une société qui change. C’est la première technostructure moderne.
Il est symptomatique que le Japon, la Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong et Singapour aient tous des stratégies différentes pour freiner la pandémie, mais qu’elles fonctionnent toutes.
De par le monde, quel (le) dirigeant(e) répond le mieux, selon vous, aux exigences de la situation, en termes d’adaptation à la situation ?
On évoque évidemment la gestion de la pandémie par les pays asiatiques, ceux que l’on appelait autrefois les « dragons ». Une fois passé le problème de la révélation du problème, toujours un peu difficile dans des cultures et/ou des systèmes politiques où cela signifie avouer une erreur ou critiquer un supérieur, la réaction y est toujours bien organisée grâce à une discipline collective. Autrement dit, le processus montant d’évolution y est peut-être plus problématique qu’en France ou au Royaume-Uni par exemple, mais le processus descendant y est plus facile. Il est symptomatique que le Japon, la Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong et Singapour aient tous des stratégies différentes pour freiner la pandémie, mais qu’elles fonctionnent toutes.
On résiste mieux aux situations difficiles lorsqu’on a le sentiment que l’on a une prise sur les évènements, même si c’est une illusion. […] Faire dans la limite du risque acceptable, mais ne pas subir.
Vous avez servi en tant qu’officier dans les Forces armées et vous avez commandé des troupes sur des théâtres d’opérations (je pense à l’ex-Yougoslavie si ma mémoire est bonne). Quels conseils donneriez-vous à vos troupiers dans une telle situation ?
De rester calme, mais d’agir. On résiste mieux aux situations difficiles lorsqu’on a le sentiment que l’on a une prise sur les évènements, même si c’est une illusion. Il faut donc agir, et généralement agir vite, ce qui signifie que l’on n’a pas le temps d’évaluer toutes les possibilités et de de sélectionner, mais d’adopter la première solution qui paraît correcte. Faire dans la limite du risque acceptable, mais ne pas subir.
Il faut trouver des solutions, agir pour soi et autant que possible pour les autres même à distance, et s’efforcer de conserver des liens même sans contact physique.
On résiste mieux aussi quand on est plusieurs. Plus exactement, parce qu’on est au cœur d’un réseau de liens d’amitiés et de responsabilités qui nous poussent à faire des choses pas naturelles comme prendre des risques mortels. Il faut préserver et cultiver ces liens. Tout cela n’est évidemment pas évident dans une situation de pandémie puisqu’elle conduit la plupart à justement moins agir et à se dissocier des autres. Il faut trouver des solutions, agir pour soi et autant que possible pour les autres même à distance, et s’efforcer de conserver des liens même sans contact physique. Les armées créent aussi toujours un sentiment d’appartenance à une communauté, on échange le prestige ou la force de cette communauté contre un comportement courageux. Une crise surtout lorsqu’elle provient d’un élément extérieur à la communauté doit être l’occasion de ressouder celle-ci, non seulement pour elle, mais parce que cela aide chacun de ses membres.
D’où également la nécessité pour les dirigeants de donner une ligne de conduite, même difficile et peut-être même surtout difficile, et un espoir.
Quelle(s) erreur(s) devons-nous absolument éviter de commettre dans une situation de crise ?
Céder au découragement et à la panique. Il en va des nations comme des individus, la situation de crise est mobilisatrice et le reste si après avoir identifié le danger et lancé la mobilisation générale, on peut répondre par l’affirmative à quelques questions : sommes-nous prêts à faire face ? Avons-nous les moyens ? Savons-nous quoi faire ? S’il y a un doute ou si la réponse dominante est plutôt non, le stress augmente. Il arrive un point où on ne sait plus quoi faire, on attend en vain des ordres ou des modèles, et s’ils ne viennent on imitera et c’est ainsi que commencent les paniques comme le grand exode des Français en 1940. Au bout du processus, c’est l’effondrement. D’où effectivement l’intérêt d’avoir anticipé les situations de crise et de s’y être préparé, pas seulement matériellement, avec des réserves en tous genres y compris d’idées, et d’avoir préparé la population à cette possibilité. D’où également la nécessité pour les dirigeants de donner une ligne de conduite, même difficile et peut-être même surtout difficile, et un espoir.
Mais plus que des individus, ce sont les structures qui m’intéressent. La manière dont justement les États-Unis ont préparé et organisé l’économie de guerre ou la manière dont les Britanniques se sont organisés alors qu’ils étaient isolés et en grand danger est d’un point organisationnel tout à fait remarquable.
Quel chef de guerre — passé ou présent — vous inspire le plus en période de crise ?
Ce sont les nations qui font les guerres et non les armées, je serai donc tenté de citer Clemenceau ou Churchill comme des exemples, assez évidents en fait, de grands chefs de guerre. Avec Churchill, Roosevelt, Mackenzie King et de Gaulle dans des circonstances particulières, on ne peut d’ailleurs que se féliciter de la qualité des dirigeants des grandes démocraties pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils succédaient il est vrai souvent à de plus médiocres. Mais plus que des individus, ce sont les structures qui m’intéressent. La manière dont justement les États-Unis ont préparé et organisé l’économie de guerre ou la manière dont les Britanniques se sont organisés alors qu’ils étaient isolés et en grand danger est d’un point organisationnel tout à fait remarquable.
Finalement, je voulais attendre après la publication de ma recension pour vous poser cette question, mais je plonge immédiatement… Travaillez-vous à un nouveau livre actuellement ? Dans l’affirmative, êtes-vous en mesure de nous divulguer le sujet ?
Je travaille sur un livre sur la manière dont la France de la Ve République fait la guerre depuis la fin de la guerre d’Algérie. Je m’intéresserai ensuite justement à l’histoire militaire de la guerre d’Algérie.